Tribune Jean-Pierre Véran

A la rentrée 2022, le ministre Pap Ndiaye annonçait sa volonté de réformer le collège, qualifié « d’homme malade » du système scolaire. Depuis, la réforme du lycée professionnel et surtout les débats liés à aux indices de position sociales des établissements ont encore souligné le déterminisme social qui mine les promesses de l’école républicaine. Membre du collectif d’interpellation du curriculum, qui milite pour une refonte ambitieuse de la scolarité, Jean-Pierre Véran défend l’importance de remettre les élèves les plus en difficultés au centre de l’école. Un texte engagé qui fait écho à notre bilan de l’éducation prioritaire.


Inspecteur d’académie honoraire chargé des établissements et de la vie scolaire, Jean-Pierre Véran est membre professionnel du laboratoire BONHEURS (Cergy Paris Université). Membre du comité de rédaction de la Revue internationale d’éducation de Sèvres, il est expert associé en coopération éducative à France Education International.

Dans le débat éducatif, comme dans les discours ministériels, reviennent rituellement, entourées d’un apparent consensus, les expressions d’« excellence », de « méritocratie républicaine », de « fondamentaux », d’« impartialité de nos examens et concours » et de « laïcité ».

Quelques fausses évidences du débat éducatif

L’excellence ? Quelle meilleure preuve que les parcours de celles et ceux qui sont admis, via Parcoursup, en classe préparatoire aux grandes écoles, et dont les meilleurs entreront dans une grande école ? La méritocratie républicaine ? Quel bel exemple que celle qui, pour avoir grandi dans un café-épicerie de quartier populaire, n’en devient pas moins agrégée de l’Université puis prix Nobel de littérature ? Les fondamentaux ? Apprendre à lire, écrire et compter, qui pourrait être contre ? L’impartialité de l’Ecole ? Quelle meilleure garantie de celle-ci que l’anonymat des copies d’examens et concours ? Quoi de plus juste qu’une moyenne générale et qu’un classement ? La laïcité ? Qui pourrait nier l’effort conduit depuis des années pour former les personnels à la laïcité et mobiliser à leur côté des référents académiques pour lutter contre le prosélytisme ?

Tout cela n’est vrai que si on se fie aux apparences les plus triviales, car tout cela ne rend pas compte de la réalité vécue, à l’école, au collège puis aux lycées, par des millions de jeunes.

Une sélection sociale qui ne dit pas son nom

Peut-on considérer comme acquise une scolarité commune à tous les enfants de France, quand, dès le collège, certains sont accueillis en classe de collège et d’autres en section d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA) ? Quand les collégiens vont entrer soit dans le privé soit dans le public, et alors, selon les cas, en éducation prioritaire ou non ?

Il s’opère, à travers ces trois modalités, un véritable tri social. Si l’indice de position sociale (IPS) moyen en France est de 103, il est inférieur à 81 dans les 10 % des collèges les plus défavorisés et supérieur à 124 dans les 10 % des collèges les plus favorisés[1]. Dans les collèges, certains vont avoir le choix entre classes bi langues dès la 6e ou classes à horaires aménagés, quand d’autres en seront exclus. Les collégiens vont ne bénéficier, hors SEGPA, que d’heures d’enseignement général, proposées par des professeurs qui peuvent enseigner indifféremment en lycée général ou en collège, et non pas en lycée professionnel.

Le résultat est net : d’après une étude récente de la direction de l’évaluation de la performance et de la prospective (DEPP), « la motivation et le sentiment d’efficacité des élèves baissent de façon socialement différenciée au cours du collège[2]», parce que l’appartenance sociale fait de chacun, sauf exception, un gagnant ou un perdant de la compétition scolaire.

Orientation ou relégation ?

En effet, notre Collège conduit au lycée professionnel et au lycée général et technologique. Mais il ne prépare l’ensemble de ses élèves qu’à l’un, le lycée général, et pas du tout à l’autre, vers lequel seront orientés par défaut celles et ceux qui n’ont pas obtenu une moyenne suffisante, et dont la culture est ignorée par les enseignements proposés. « En 2018, les élèves de 15 ans dont le contexte socioéconomique est le plus favorisé ont, en France, un score moyen en compréhension de l’écrit comparable à celui de leurs homologues de Finlande et d’Irlande, alors que les élèves français dont le contexte est le plus défavorisé ont un niveau inférieur d’environ 40 points à ceux des deux mêmes pays[1] ».

Comment peut donc être dès lors vécue l’orientation vers la voie professionnelle ? Dans les discours officiels ressassés sur « la valorisation de la voie professionnelle », on la présente comme « une voie d’excellence », dans les actes on en fait une voie de relégation.

Si notre école était une école juste, on devrait constater une égale répartition des élèves issus de milieux populaires comme de milieux favorisés dans les divers types de lycées. Il n’en est rien : selon l’édition 2022 de L’état de l’école, « parmi les élèves entrés en sixième en 2007, près de la moitié des enfants d’employés de service et d’ouvriers ont obtenu un diplôme de l’enseignement professionnel (baccalauréat ou CAP) dix ans plus tard, contre un enfant de cadre et d’enseignant sur dix ».

« L’école n’est pas faite pour les pauvres »

Tout se passe donc comme si l’école de la République, au lieu de limiter drastiquement l’effet des « enfances de classe » sur le parcours de formation, renforçait, par ses choix d’enseignement et d’orientation, « l’inégalité parmi les enfants »[1].

Dans un ouvrage récent[2], Christophe Marsollier rappelle que, dans notre pays, selon l’UNICEF, ce sont près de trois millions d’enfants et d’adolescents, soit un élève sur cinq, qui ressentent à l’école un sentiment de privation, du fait de la pauvreté. On ne peut pas se contenter d’affirmer que l’Ecole n’y est pour rien, et que la question sociale n’est pas la question scolaire. Jean Jaurès affirmait déjà que la République est laïque si elle est sociale. Il en va de même pour l’école.

Or, comme l’indique Jean-Paul Delahaye dans son plaidoyer « pour une école républicaine et fraternelle », « l’école n’est pas faite pour les pauvres »[3].

D’une part, en raison du séparatisme social et scolaire à l’œuvre en son sein : la mixité sociale fait peur, dans les quartiers comme dans les établissements scolaires, les établissements privés servant de refuge.

D’autre part, comme le souligne justement le Collectif d’interpellation du curriculum (CICUR)[4], parce que jamais on ne remet en question la politique des savoirs héritée des siècles passés. Elle s’exprime à travers des enseignements, porteurs inconscients de cette histoire, enseignements sélectionnés et sélectifs qui font des choix, établissent des hiérarchies, et bloquent toute possibilité de transformation réelle de ce qu’on apprend à l’école.

Peut-on opposer Éducation et Instruction ?

Si le ministère de l’instruction publique est devenu celui de l’éducation nationale depuis 1932, l’école française est restée beaucoup plus attachée à une forme d’’instruction qu’à l’éducation. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le nombre d’heures d’enseignements disciplinaires hebdomadaires en comparaison du temps consacré annuellement à toutes les « éducations à… », dont la liste est aussi longue que leur réalisation effective est réduite.

Qui cela touche-t-il en premier lieu ? Celles et ceux qui ne disposent pas, dans leur environnement familial et social, des appuis nécessaires pour pallier les carences de l’éducation scolaire et faire des liens entre des savoirs reçus heure par heure de manière juxtaposée et dépourvue de sens, à moins qu’on ne les transforme à la maison en véritable culture scolaire.

Ardente obligation

Parmi les poncifs évoqués en introduction, nous avons gardé pour la fin celui de « l’universalité de la culture scolaire ». Cette croyance mérite elle aussi d’être interrogée. La culture universelle à laquelle l’école devrait permettre d’accéder doit permettre d’embrasser toute la diversité de l’humanité. Notre culture est une composante de la culture humaine. L’approche par savoirs distincts les uns des autres qu’a promue notre école est révolue, nous devons penser désormais en termes de savoir-relation[1], relation entre les savoirs, relation aux savoirs, relation à soi, aux autres, à l’humanité, aux autres espèces, à la planète.

En plaçant les vaincus de la compétition scolaire au centre de notre réflexion, nous percevons l’ardente obligation de transformer notre institution d’éducation et les savoirs qu’elle enseigne pour en faire un espace de justice et de culture partagée, le cœur de notre démocratie.

Jean-Pierre Véran, membre professionnel laboratoire BONHEURS, CY Cergy Paris Université


[1] https://www.education.gouv.fr/inegalites-sociales-motivation-scolaire-offre-de-formation- decrochage-6956

[2] https://www.education.gouv.fr/la-motivation-et-le-sentiment-d-efficacite-des-eleves-baissent-de-facon-socialement-differenciee-au-5582#:~:text=Le%20sentiment%20d’efficacit%C3%A9%20scolaire,les%20caract%C3%A9ristiques%20individuelles%20des%20%C3%A9l%C3%A8ves.

[3] Selon L’état de l’école 2022 https://www.education.gouv.fr/EtatEcole2022

[4] On fait ici référence à l’étude dirigée par Bernard Lahire, Enfances de classe, de l’inégalité parmi les enfants, Seuil, 2019.

[5] Christophe Marsollier, L’attention portée aux vulnérabilités des élèves, Berger-Levrault, 2023

[6] Jean-Paul Delahaye, L’école n’est pas faite pour les pauvres Pour une école républicaine et fraternelle, le bord de l’eau, 2021

[7] Philippe Champy, Roger-François Gauthier, Contre l’école injuste !, ESF, 2022. Voir aussi le site du CICUR : https://curriculum.hypotheses.org/

[8] François Durpaire, Béatrice Mabilon-Bonfils, La fin de l’école, l’ère du savoir-relation, PUF, 2014