A l’occasion de sa déclaration de politique générale, le Premier ministre a eu cette formule étonnante :« vouloir sélectionner précocement sans qu’aient mûri l’esprit et les attentes, je pense que c’est erreur, en tout cas une faiblesse ».
Étonnante parce que sélection et orientation sont au cœur du débat éducatif depuis que l’ensemble d’une génération accède à l’enseignement secondaire. Elles correspondent aux deux grandes étapes à l’occasion desquelles les jeunes formulent leur projet : à l’issue du collège pour s’engager dans une voie professionnelle, technologique ou générale ; au moment du baccalauréat en vue de poursuivre des études supérieures. Peut-on vraiment parler de sélection précoce quand les élèves de troisième n’envisagent leurs aspirations qu’au terme de 12 années d’un parcours scolaire uniforme ?
Champions du monde des diplômes
« L’orientation précoce perturbe et met en danger », en particulier ceux à qui « on ne donne pas les armes pour affronter la traversée de l’enseignement supérieur » ajoute M. Bayrou. Mais faut-il vraiment que tous les jeunes se vouent à cette traversée ? La France est championne du monde des diplômes : 85 % d’une génération est bachelière, plus de 50 % est diplômée du supérieur et 25 % titulaire d’un master. Dans le même temps, à niveau de formation équivalent, les compétences des Français n’ont cessé de s’affaisser, en témoignent les évaluations internationales Timss, Pisa ou Piaac.
Retarder encore l’orientation risque de prolonger l’infernale course au diplôme qui étouffe chez nous les autres modèles de réussite. Le Premier ministre se fait ainsi le héraut d’une vision monolithique de l’égalité républicaine, pour laquelle l’éducation implique forcément un affranchissement du réel. Cette approche, pensée par et pour des bons élèves qui voient dans l’intellect la fin de toute éducation, a profondément dévalorisé l’expérience et la culture professionnelle, celle de l’ouvrier, du technicien, de l’artisan. Or, c’est justement cette culture populaire, rebelle, concrète et laborieuse, qui constitue le terreau de la démocratie, qui justifie la légitimité du peuple, du grand nombre, face aux puissants, aux intellectuels et aux experts.
Plus largement, il n’est que trop temps de reconnaître à quel point « l’égalité des chances » est une impasse. Ce pieux mensonge, si répété à l’envie qu’il semble devenu une évidence, est sans cesse mis en échec par la réalité. En classe, en sport, dans les mille et unes relations amicales, amoureuses, professionnelles qui sont le sel de nos vies, nul n’a les mêmes chances que personne.
Donner à chacun sa chance
Cette contradiction si évidente entre nos discours et la réalité asphyxie l’école et dévoie la promesse républicaine. Tout le monde n’a pas les mêmes chances, tout le monde n’a pas les mêmes talents, tout le monde n’a pas les mêmes aspirations. Et c’est heureux. C’est heureux parce que nous aurions bien du mal à trouver du pain le matin si tout le monde était chirurgien ou avocat. C’est heureux parce que nous serions bien en mal de relever le défi économique sans ouvrier, sans technicien, sans soignant, sans la diversité des profils et des parcours qui nourrit la compétitivité de nos entreprises, la force de notre administration et la vitalité de notre démocratie.
Encore faut-il que nous nous donnions les moyens de valoriser et de rémunérer les métiers dont nous avons si cruellement besoin : les soudeurs sans lesquels il n’y aura pas de filière nucléaire, les électriciens sans lesquels il n’y aura pas de décarbonation, les milliers d’éducateurs dont nous avons besoin pour accompagner une jeunesse désorientée, les aides-soignants pour soulager les familles face à la vieillesse et la perte d’autonomie. Cessons de nous préoccuper tant d’avant-centre quand nous avons désespérément besoin de milieux récupérateurs, de latéraux, de défenseurs centraux pour ne pas être rétrogradés.
A l’illusion de l’égalité des chances, préférons une saine et belle ambition qui serait de donner sa chance à chacun. En valorisant la culture et les gestes professionnels dès l’école primaire. En développant les filières professionnelles d’excellence et la formation continue. En cessant de distribuer les rangs et les honneurs entre 15 et 20 ans. En permettant à un ouvrier de devenir ingénieur, à un infirmier de devenir médecin, à une caissière de diriger le magasin.
Contrairement aux calculs politiques, l’éducation ne peut s’affranchir d’une exigence de cohérence et de sincérité. Ce qui est en cause c’est cette molle propension à croire que choisir c’est renoncer. Choisir, c’est s’engager. S’engager c’est grandir.
La tribune de Guillaume Prévost est à retrouver dans Les Echos