En France, les écoles privées accueillent 15 % des écoliers, 25 % des collégiens, 40 % des lycéens pro, 30 % des étudiants. Loin de l’image d’Epinal d’une école publique hégémonique, le tissu des institutions éducatives n’a cessé de se diversifier. Si cette diversité répond à des besoins, elle appelle également des garanties plus claires pour les jeunes comme pour les citoyens.
En 2023, les jeunes Français achèvent leurs études à 21 ans et demi en moyenne tandis que plus de la moitié d’une génération est désormais diplômée de l’enseignement supérieur. 21 ans au cours desquels le privé joue un rôle de plus en plus important. De la crèche, où le privé constitue une part croissante des places, au supérieur, où la libéralisation de l’apprentissage voit la multiplication des diplômes en alternance, les structures privées sont devenues des acteurs incontournables du service public de l’éducation.
Près de 20 % des élèves de 3 à 18 ans sont scolarisés dans des écoles privées, la grande majorité sous contrat d’association avec l’Etat. Depuis 1959, la loi Debré permet à la puissance publique de rémunérer
les enseignants des établissements privés sous contrat ainsi que de financer partiellement les charges de la vie scolaire.
Initialement liées aux spécificités de l’enseignement religieux, les écoles privées apparaissent de plus en plus comme un cadre privilégié de transmission du capital culturel, prisé par les familles aisées en particulier dans les grandes aires urbaines.
Extension du domaine de la lutte
Cette tendance ne s’arrête pas à la porte de l’école. A la lisière même de l’école publique, un secteur éducatif associatif a progressivement émergé dans le sillon des dispositifs dédiés à la réussite des élèves issus des milieux populaires.
Depuis les années 1990, des programmes pour les banlieues au Plan d’investissement dans les compétences, les politiques publiques ont fait émerger un secteur associatif largement financé par des subventions publiques.
S’il reste souvent local et peu structuré, ce secteur n’en représente pas moins un levier éducatif important. Un service public de facto d’autant plus incontournable que la recherche montre que la réussite scolaire est souvent liée à l’épanouissement de la personnalité de l’enfant hors de l’école, dans la famille, dans les clubs de sport, dans les activités artistiques et culturelles.
Dans le supérieur, la libéralisation de l’apprentissage a suscité la création de nombreuses écoles privées en alternance. En élargissant le bénéfice de la taxe d’apprentissage, la loi de 2018 pour « la liberté de choisir son avenir professionnel » a ouvert un déplacement inattendu de l’apprentissage vers le supérieur. Ces Bachelors pro, financés par les crédits de la formation professionnelle sont en passe de bouleverser le paysage de l’enseignement supérieur.
Au bilan, un vaste secteur éducatif privé a fait son nid dans le sillon des collectivités locales, des associations et du développement de l’alternance. Sans parler du réinvestissement de la formation initiale par les entreprises sous l’aiguillon du déficit de compétences. C’est le cas en particulier dans l’industrie où les centres de formations d’apprentis, ermés lors de la loi Delors de 1974 rouvrent leurs portes.
L’éducation, nouvel eldorado du capital
L’éducation cumule en effet de nombreux atouts économiques : opportunités d’investissement variées, concurrence limitée par le régulateur, activités à l’abri des aléas de la conjoncture et portées par la hausse générale du niveau de formation depuis plus d’un demi-siècle. Dans le sillage de grands groupes comme Galileo ou Omnes, les financeurs ont d’ores et déjà investi le secteur, de la BPI aux banques d’investissement.
Faut-il regretter cet état de fait qui relativise quelque peu le caractère central de notre école républicaine, de son certificat d’études et de ses écoles normales ?
Faut-il s’étonner que les familles et les entreprises aient cherché ailleurs les réponses et les garanties que l’Education nationale et l’université ne leur apportaient pas ?
C’est peu dire que cette diversification des acteurs ne s’est pas accompagnée d’une extension similaire des garanties traditionnellement attachées dans notre pays au service public : continuité, égalité d’accès et primat de l’intérêt général. A titre d’exemple, l’écart n’a cessé de se creuser entre zones rurales et urbaines du point de vue de l’offre périscolaire.
De la même façon, les familles populaires sont souvent démunies face à un paysage éducatif dont la rare complexité favorise les familles les plus aisées, ainsi qu’abondamment montré par « Enfance de classe » du sociologue Bernard Lahire ou par Agnès Van Zanten à propos des stratégies de contournement de la carte scolaire.
L’Éducation nationale, enlisée dans la délicate question du mal-être enseignant, n’a pas su prendre le virage du « hors scolaire », laissant de facto le champ libre au secteur privé. Pour le meilleur souvent, grâce à l’initiative et l’inventivité locale, mais aussi parfois pour le pire quand le clientélisme et le souci de la paix sociale prennent le pas sur le long terme d’une véritable ambition éducative.
Vers une mutation du service public ?
C’est d’autant plus problématique que ce vaste secteur éducatif reste largement financé par les deniers publics, au travers de la politique de la ville, de la succession des appels d’offre ou de la libéralisation de l’apprentissage.
Dans ce dernier domaine en particulier, grandes écoles, universités et entreprises consolident leurs positions en vue d’influencer les arbitrages du régulateur, comme en témoignent les vifs débats et tensions en vue de l’inéluctable consolidation du paysage de l’alternance, jusqu’ici largement financé par le déficit de France compétences, l’opérateur dédié.
De la même façon, les associations partenaires de l’école n’ont pas trouvé de modèle pérenne, au-delà d’un régime de subventions qui apparait bien fragile, du point de vue économique comme juridique.
Accompagnement des familles, orientation et découverte des métiers, éducation au développement durable,à la santé, à l’égalité entre les filles et les garçons, repérage et accompagnement des décrocheurs, etc. : autant de domaines dans lesquels les pouvoirs publics seraient bien en peine de faire seuls et qui dessinent un service public de proximité, financés par la collectivité mais prodigué par des acteurs privés.
Ces partenariats ont dorénavant besoin d’un cadre clair pour apporter les garanties indispensables aux familles comme aux contribuables : suivi des plus vulnérables, qualité des interventions, formation des éducateurs et bon usage des deniers public.
Au bilan, les deux dernières décennies ont vu l’émergence d’un paysage complexe d’acteurs nationaux et locaux, publics et privés, dont la faible lisibilité ne permet pas d’assurer l’égalité des citoyens devant le service public de l’éducation.
De fait, partisans de l’autonomie des établissements et défenseurs d’une école unitaire publique occultent les profondes transformations qui ont lieu loin des radars du débat public.
Le chantier est immense pour les pouvoirs publics : au niveau national, notamment s’agissant de la régulation de l’enseignement supérieur, et au niveau local, en
dotant les collectivités et les établissements des outils juridiques et financiers pour structurer et pérenniser une offre éducative locale adaptée aux besoins des jeunes et des familles.