L’objectif d’une « réussite pour tous » implique d’orienter chacun selon ses aspirations autant que selon ses talents. L’orientation doit donc à la fois sélectionner les meilleurs et compenser les difficultés des moins aisés. Plus largement, orienter implique de diversifier les modèles de réussite pour répondre au sentiment de déclassement des classes moyennes et à la crise de la méritocratie. Un sujet clé reste la prééminence des diplômes par rapport à la valorisation de l’expérience.

Deux études publiées en 2023 éclairent la question de l’orientation. La première, de France Stratégie, sou- ligne que le parcours éducatif détermine les écarts de revenus davantage que le sexe ou la migration1. La deuxième, de l’INSEE, montre que la mobilité sociale au cours de la vie est la plus forte entre 20 et 30 ans et décroît ensuite2. Ces constats illustrent la place du diplôme dans notre pays, plus importante qu’aux États-Unis, par exemple, où la trajectoire professionnelle est davantage susceptible d’influer sur le niveau de revenu.

Dans cette course au diplôme, les vrais gagnants sont peu nombreux, quand plus d’un jeune sur deux estime avoir fait de mauvais choix d’orientation3. Distinguons trois aspects de l’orientation, dont nous nous attacherons à décrire les mécanismes afin de dégager quelques perspectives.

Mode d’orientation Public cibleTempsEspace Personnels 
Sélection “Élite” :
10% des élèves les plus performants
Paliers successifs :
brevet, baccalauréat
Classe 
Enseignement secondaire
Egalité des chances “Décrocheurs” :
20% des élèves les plus en difficulté
Enseignement professionnelDispositifs de remédiation Vie scolaire et associations
Parcours “Classes moyennes”
70% d’une génération
Bac – 3/+3Alternance Écoles privées
Figure 1 – trois types d’orientation

Ces trois aspects s’attachent grossièrement à trois groupes d’élèves, dont la composition est assez constante depuis un demi-siècle. Largement mise en évidence par les comparaisons internationales, cette constance alimente le sentiment que le parcours scolaire détermine la place dans la hiérarchie sociale et, a contrario, explique probablement les bouleversements actuels de l’enseignement supérieur.

Sélectionner les aptitudes : « La digue et le canal » 

Dans la France de la révolution industrielle, l’école républicaine est un instrument de conquête, politique et sociale, en vue de la formation d’une élite dont le mot d’ordre est de Gambetta: « Le cléricalisme, voilà l’ennemi! » Elle correspond au passage de l’instruction primaire, ouverte à tous, aux études supérieures incarnées par le lycée, le professeur agrégé et les concours des corps de l’État. Si elle ne concerne qu’une minorité, cette élévation par l’école emporte un imaginaire national, sous la plume d’Albert Camus

rendant hommage à son instituteur Louis Germain, ou plus récemment d’Annie Ernaux ou de Michel Winock. Fondé sur le mérite, l’élitisme républicain est d’autant plus assuré de son bon droit qu’il dégage l’accès aux dignités sociales des privilèges de l’Ancien Régime. L’orientation est affaire de talents, comme le veut la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen: « Tous les citoyens […] sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. »

À mesure de l’allongement de la scolarité obligatoire, le secondaire accueille progressivement l’ensemble d’une génération. L’orientation assure la régulation des flux en fonction de l’offre de formation disponible, cette régulation étant fondée sur l’évaluation des aptitudes à suivre les cursus correspondants. Il s’agit moins de s’orienter que d’être orienté par un conseil de classe, un conseiller principal d’éducation ou, mutadis mutandis, par un algorithme comme Affelnet ou Parcoursup.

Figure 2 – Proportion de bacheliers dans une génération
Source : DEPP.

Au terme de cette sélection, un peu moins de 10 % des élèves atteignent les meilleurs standards internationaux. Très majoritairement issus de familles privilégiées et d’enseignants, ils forment l’essentiel des promotions des grandes écoles au terme de cursus honorum bien identifiés : classes préparatoires, écoles d’ingénieurs ou de commerce, filières universitaires sélectives, au premier rang desquelles le droit et la médecine.

Les historiens retiennent l’expression « digue et canal », tirée des travaux de l’ordonnance de 1959 qui étendait l’instruction obligatoire à 16 ans. La « digue » prévient la submersion des lycées en sélectionnant les enfants appelés à des études supérieures. Le « canal » désigne l’enseignement tech- nique et professionnel vers lequel les autres sont progressivement dirigés pour répondre aux besoins des employeurs. Cette ambition se traduit par une extension progressive de l’enseignement public à un enseignement technique jusqu’alors à la main des entreprises.

Cette convergence renforce cependant les difficultés des enfants des milieux populaires dans une compétition scolaire où ils sont de plus en plus confrontés à ceux des milieux privilégiés. Dès lors, l’école se heurte à un paradoxe : en s’ouvrant à tous, l’enseigne- ment renforce la domination sociale et symbolique des privilégiés. Progressivement chargée de toute une génération, de la fermeture des classes primaires des lycées (1945) au collège unique (1975), l’école est devenue de facto l’opérateur d’une sélection sociale d’autant plus inique qu’elle prétend promouvoir une réussite par le mérite.

Accompagner les élèves des milieux populaires : « l’égalité des chances » 

Sous l’aiguillon des travaux précurseurs d’Alfred Binet, la psychologie remet en cause le caractère inné et stable des aptitudes: c’est l’éducation qui détermine l’expression des aspirations de l’enfant. Il appartient donc à l’enseignement public, « patrimoine de ceux qui n’en ont pas », de compenser les inégalités familiales en accompagnant les élèves dénués des ressources qui déterminent la réussite scolaire: confiance en soi, tissu relationnel, familiarité avec les institutions économiques, culturelles et sociales. Cette inflexion préside en 1968 à la création d’un service public dédié, au travers de l’Office national d’information sur les enseignements et les professions (ONISEP) et des centres d’information et d’orientation (CIO).

Les évaluations rappellent que les enfants des familles les moins aisées sont massivement en situation d’échec scolaire. Dans les sections d’enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), qui regroupent les collégiens en grande difficulté scolaire, quatre enfants sur cinq en sont issus. Depuis la fin des années 1970, les grandes politiques éducatives sont des politiques de compensation culturelles et sociales, au premier rang desquelles l’éducation prioritaire (1982). Elles s’adressent largement aux élèves issus de l’immigration, particulièrement éloignés des codes de la réussite scolaire, et majoritairement aux garçons, les filles accédant en plus grand nombre aux études supérieures1.

L’orientation est fatalement liée à l’enseignement professionnel. Créée en 1985 comme alternative au lycée classique, la voie professionnelle répond à la promesse d’une « réussite de tous » et à l’objectif de mener 80 % d’une génération au baccalauréat. Quarante ans après, les milieux populaires constituent

l’immense majorité des bataillons de l’enseignement professionnel. C’est ce déterminisme implacable qui dévalorise un enseignement perçu comme une « voie de garage ».

L’orientation vise à mieux accompagner ces élèves, massivement concernés par le décrochage scolaire : en amont, en réduisant le phénomène d’une « orientation subie » ; en aval, en permettant aux bacheliers professionnels de poursuivre leurs études. La loi du 10 juillet 1989 crée un droit garanti à chacun « afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté2 ».

La mise en œuvre de ce droit se heurte à l’organisation disciplinaire du collège et à la multiplication des enseignements transversaux définis par les programmes: éducation à la santé, éducation artistique et culturelle, enseignement moral et civique, etc. Nombreux sont les enseignants qui regrettent « un empilement de tâches dont la coordination est laissée à la seule bonne volonté d’acteurs qui ne disposent pas des mêmes moyens de formation et d’information, travaillent dans des lieux souvent éloignés, et avec lesquels il n’est prévu aucune rencontre ni aucun temps de travail commun 3 ». À titre d’exemple, 85 % des professeurs principaux, chargés de l’orientation, déclarent n’avoir reçu aucune formation pour accompagner efficacement leurs élèves.

En 2018, pour répondre à ces lacunes, le législateur a créé un service public régional de l’orientation. Au- delà d’une offre d’information déjà très dense, se développent également des interventions dans les établissements en vue d’une « éducation au choix ». Certaines initiatives associatives proposent, par exemple, des modules pluriannuels, de la cinquième à la seconde, alliant connaissance de soi, découverte des métiers, présentation des cursus et périodes d’immersion en entreprise.

À mesure de sa démocratisation, l’école s’est largement attachée à mieux accompagner les élèves les plus en difficulté. Ce faisant, entre l’« élite » et les « décrocheurs », les effets de la massification scolaire ont été mésestimés, alors que les préoccupations des Français face à l’immigration et au déclassement social fragilisent le relatif consensus scolaire. Davantage que les débats pédagogiques, c’est ce glissement démographique et social qui met en échec l’éducation prioritaire en transformant en un minimum social une politique initialement conçue pour une large classe moyenne. Cette situation explique en partie l’attrait du privé: à l’entrée en sixième, la part des enfants scolarisés dans les écoles privées grimpe brusquement de 17 % à 24 %.

Construire son parcours : l’inflation par le diplôme

Sur le plan éducatif, les classes moyennes sont difficiles à caractériser. Leur niveau scolaire est moyen, au sens statistique. À l’issue du collège, leur parcours passe par le lycée général ou technologique.

Touchée de plein fouet par les désillusions nées du projet de réussite pour tous, hantée par le déclassement, la majorité vit une anxiété croissante: 83 % des jeunes Français se déclarent inquiets quant à leur orientation4. Cette inquiétude se traduit par la recherche de garanties en vue de l’obtention d’un diplôme, passage obligé vers l’emploi stable.

Cette « inflation par le diplôme » doit en effet au moins autant à la situation économique qu’à une ambition éducative. Dès la fin des années 1970, face à la concurrence internationale, la France fait le choix d’une élévation générale des qualifications en

vue d’une hausse de la productivité. Cette stratégie se traduit par l’investissement de secteurs protégés, notamment les services, et mobilise largement la dépense publique. La fonction publique voit ainsi une forte hausse de la part de cadres (catégorie A), qui représentent désormais 60 % des effectifs de l’État, tandis que s’effondre la part des emplois d’exécution (catégorie C). Le phénomène croissant des surdiplômés renforce l’éviction générale de l’emploi public des non-diplômés.

De 1975 à 2020, la hausse du chômage a été conte- nue grâce à l’allongement des études et à la hausse de l’emploi public qualifié. Ces transformations entraînent une croissance sans précédent des effectifs étudiants: en 2022, plus de la moitié des 25-34 ans en France étaient titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, contre 42 % en moyenne dans l’Union européenne, tandis que le taux d’emploi des jeunes diplômés de 20 à 34 ans était inférieur de près de 4 points à la moyenne de l’UE.

Figure 3 – Nombre d’étudiants (milliers) par type de structure d’accueil
Source : ministère de l’Enseignement supérieur, 2022.

L’enseignement supérieur, caractérisé par la dualité entre grandes écoles et universités, était mal préparé à un tel afflux. Les grandes écoles demeurent très sélectives, tandis que l’université reste insuffisamment professionnalisante pour les nouvelles générations de bacheliers : si 90 % des candidats obtiennent le baccalauréat, seulement 30 % réussissent leur première année de licence. La casse est considérable : un tiers passe, un tiers redouble, un tiers abandonne. Au bilan, l’accès à l’emploi reste malaisé en raison de la faible lisibilité des diplômes pour les employeurs.

Ce constat amène à identifier un troisième aspect de l’orientation, dédié à mieux accompagner les étudiants: c’est l’objet de la loi de 2018 relative à l’orientation et à la réussite des étudiants (ORE), qui crée la plateforme Parcoursup. C’est pourtant la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel, conçue pour promouvoir la « formation tout au long de la vie », qui change la donne. La libéralisation de l’apprentissage permet à des bachelors en alternance d’offrir à bac + 3 un compromis attractif entre grandes écoles et universités. Le succès de ces cursus, financés par la formation professionnelle, entraîne une hausse nette de la part des entreprises dans la dépense intérieure d’éducation, qui passe de 8,5 % en 2019 à 10 % en 2022. Sur le seul périmètre du supérieur, le financement des entreprises s’établit au-dessus de 20 %.

Cet effacement des frontières se double d’un réinvestissement par les entreprises du champ éducatif. Devant le manque de personnel qualifié, de nombreux groupes ont rouvert des centres de formation, notamment dans l’énergie et l’industrie. La hausse de la population étudiante est désormais majoritairement portée par le privé, qui absorbe plus de 60 % des étudiants supplémentaires depuis 2017. Ces évolutions résisteront-elles à la fin des « années folles », ainsi que l’économiste Bruno Coquet a désigné les conditions exceptionnelles de financement de l’apprentissage depuis 2018 ?

Le regain d’attention pour les classes moyennes, au cœur du malaise démocratique de l’Occident, a permis de réaliser que la fragilité du système éducatif français porte moins sur le haut et le bas du spectre que sur les diplômes de niveau médian. Cela d’autant plus que le virage social de l’école semble avoir durablement affaibli ses capacités à promouvoir les jeunes gens brillants d’origine modeste.

Pour autant, alors qu’un nombre croissant d’employeurs peinent à recruter, le lien entre études et création de richesse apparaît ténu. Les difficultés existentielles des jeunes, qui étudient désormais jusqu’à 21 ans en moyenne, relativisent l’importance de la course au diplôme. Les succès du service civique et de l’alternance montrent l’intérêt de nouveaux modèles éducatifs, davantage fondés sur l’expérience, la prise de responsabilités et l’insertion dans des collectifs. Dans une société en plein bouleversement, les mutations de l’éducation ne font probablement que commencer.


[7]   Ainsi que l’a montré le sociologue Éric Maurin, défendant, au passage, l’interdiction du voile à l’école : Trois leçons sur l’école républicaine (Seuil, 2021).


[6]   Article L. 111-1 du Code de l’éducation.

[5] « Éducation à l’orientation : comment construire un parcours d’orientation tout au long de la scolarité ? », conférence de comparaisons internationales, Conseil national d’évaluation du système scolaire (2018).

[4] Baromètre 2023 de confiance dans l’avenir par l’Étudiant, BVA et Orange.

[3] Étude IFOP 2019.

[2] https://www.insee.fr/fr/statistiques/6960027.

[1] www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2023-na-120-inegalite-chances.pdf.