Lors de son discours de politique générale, le Premier ministre François Bayrou a exprimé des réserves sur l’orientation des élèves dès le collège, déclarant que « l’obligation d’orientation précoce les perturbe et les met en danger ». VersLeHaut a appelés à nuancer ces propos dans une tribune intitulée « Repousser l’orientation ne fera que renforcer la course au diplôme ». Ils font écho à notre cycle d’étude actuel qui porte sur la manière dont le monde du travail se dessine pour les jeunes.
Les pratiques d’orientation scolaire actuelles s’inscrivent dans une logique d’« apprentissage à s’orienter », dont les implications comportent d’autres risques que celui de s’enfermer trop tôt dans des voies professionnalisantes. Erwan Lehoux, doctorant en sciences de l’éducation, explore dans notre prochaine étude l’idée que cette « quête infinie de soi-même » – identifier ses aptitudes, compétences et appétences – peut conduire à enfermer les élèves dans une vision déterministe de l’orientation, déconnectée de la réalité évolutive des parcours professionnels.
Retrouvez l’ensemble des travaux du cycle d’étude en cours : « Le monde du travail, nouvel horizon éducatif ? ». Cette étude sera officiellement restituée le 27 mars 2025. A suivre sur notre site et via notre lettre de veille !
Des pratiques introspectives et essentialisantes…
Depuis quelques années, l’orientation n’est plus censée être imposée aux élèves, que ce soit sur la base de leurs résultats scolaires ou de leur profil psychotechnique[1]. Il revient à l’élève de s’orienter, de choisir son parcours, sur la base d’un projet personnel préalablement et progressivement élaboré. Et pour construire ce dernier, il est demandé aux jeunes d’« apprendre à se connaître », pour reprendre l’intitulé d’une des quinze compétences à s’orienter définies par l’ONISEP. Cela suppose que le projet de l’élève et que ses choix correspondent à ses goûts, à son caractère, à son profil, à sa personnalité, en bref, à ce qu’il est vraiment. Dans cette optique, les différents acteurs de l’orientation privilégient pour beaucoup le recours à des pratiques se réclamant plus ou moins explicitement de la psychologie : questionnaires de personnalité et autres quizz, arbres de la connaissance de soi, ikigai, etc. – certains établissements vont jusqu’à demander à l’élève de choisir un logo qui le représente. C’est le cas tout autant de nombreux acteurs associatifs et autres start-up, qui se sont fortement développés ces dernières années[2], que des personnels de l’Éducation nationale, qu’il s’agisse des CPE ou des enseignants.
Ces pratiques, lorsqu’elles reposent sur l’idée erronée que chaque individu se définit selon une essence prédéfinie et immuable, risquent d’imposer à l’adolescent une pression excessive quant à la responsabilité de ses choix. Cependant, lorsqu’elles sont bien menées, ces démarches peuvent enrichir la réflexion de l’élève en l’aidant à mieux comprendre ses aspirations, ses talents et ses opportunités, sans pour autant enfermer son identité ou ses choix dans des cadres rigides.
…qui ne permettent pas aux élèves d’être auteur de leur histoire
Cette quête de soi peut apparaître d’autant plus vertigineuse pour des élèves en pleine adolescence, moment où, précisément, l’individualité prend conscience de son individualité, interrogeant alors son rapport à soi-même, aux autres et monde. L’adolescent doit alors composer avec ces attentes divergentes voire contradictoires, pour construire et affirmer son individualité. En définitive, il est demandé aux élèves de se chercher et de se trouver pour s’orienter, alors même que c’est entre autres par l’orientation que l’on construit. Au collège, comme à chaque étape clé de la vie, ce sont les rencontres éphémères ou les liens durables qui nourrissent véritablement les choix d’orientation et de carrière.
S’il n’est pas inutile pour les élèves de mieux se connaître, il convient de renoncer à toute perspective essentialiste, la connaissance de soi passant alors par l’introspection, pour privilégier une perspective biographique : la découverte de soi consiste alors à démêler le fil de son histoire, inséparablement individuelle et sociale, afin de comprendre le passé, de donner un sens au présent et d’éclairer l’avenir. Il s’agit par-là de donner aux élèves la possibilité d’être non pas seulement les acteurs, mais aussi et surtout les auteurs de leur histoire. Il convient donc de penser l’orientation comme un moment de construction de la personnalité de l’élève, et de le relativiser sur certains aspects : le poids des verdicts scolaires, des représentations genrées, et évidemment de l’origine sociale peuvent être autant de facteurs mis à la connaissance des élèves pour enrichir sa connaissance de lui-même.
Cela incite les jeunes, ainsi que les adultes qui les accompagnent, à questionner l’opposition, souvent perçue comme évidente, entre orientation subie et orientation choisie. L’enjeu n’est pas d’entretenir l’illusion d’un choix totalement libre, mais de comprendre l’orientation comme une dynamique où contraintes et aspirations s’entrelacent pour façonner des parcours uniques, qui doivent rester épanouissants.
Ainsi l’orientation dite “subie” n’est pas nécessairement synonyme d’échec. Si elle peut être ressentie comme une contrainte initiale, elle peut aussi devenir un point de départ pour des trajectoires inattendues et parfois épanouissantes. Nombreux sont les parcours qui, bien qu’initiés par un choix contraint, se transforment en expériences enrichissantes et en découvertes personnelles. Ce phénomène illustre que l’orientation n’est pas un moment figé, mais un processus évolutif où les jeunes ajustent leurs projets en fonction des opportunités rencontrées, des compétences acquises et des expériences vécues. Le podcast “La revanche des pros” donne ainsi à entendre les parcours de personnalités issues du bac professionnel, qui ont tiré le meilleur parti d’une orientation considérée comme subie.
Dans Pourquoi il faut rompre avec l’idéologie du bien-être en éducation[3], Philippe Meirieu creuse l’ambigüité de cette réflexion complexe, qui aborde l’apprentissage de la frustration : « l’éducation ne peut jamais, au nom du bien-être de l’enfant, l’inviter à satisfaire immédiatement toutes ses pulsions. Elle doit, au contraire, l’aider à se saisir des résistances que lui opposent, tout à la fois, les objets dont il voudrait s’emparer et les êtres qu’il voudrait maîtriser, pour en faire des occasions d’accéder à la réflexion. Réflexion stratégique, évidemment, sur les conditions du possible, mais réflexion morale aussi sur la légitimité de ce qu’il entend obtenir[4].
Cette réflexion sur l’orientation a pour objectif final d’amener l’élève à se poser les bonnes questions : écouter ses aspirations, les nommer, et faire peser dans la balance d’autres avis éclairés. Les amener à se nourrir de témoignages qui ne correspondent pas seulement aux aspirations parentales. Ne pas nécessairement exercer un métier par mimétisme, ne pas non plus poursuivre des études longues ou prétendre à tel ou tel diplôme par principe. Faire prendre conscience du droit à l’erreur et des réorientations qui jalonnent une vie professionnelle… En somme, accepter la complexité de l’orientation et s’y confronter avec humilité. Ainsi les parcours de réussite pourront être réellement diversifiés. Terminons avec les mots de Meirieu, à adresser aux collégiens : “Que peux-tu faire qui te permettra, non de « devenir ce que tu es » — maxime paresseuse et fataliste s’il en est, fondamentalement anti-éducative —, mais de tenter d’être ce que tu auras décidé de devenir ?“
[3] Philippe Meirieu, « Pourquoi il faut rompre avec l’idéologie du bien-être en éducation », Recherches en éducation [En ligne], 57 | 2025, mis en ligne le 07 janvier 2025, consulté le 26 janvier 2025. URL : http://journals.openedition.org/ree/13108 ; DOI : https://doi.org/10.4000/131op
[2] Erwan Lehoux, « Les discours et les présupposés des nouveaux acteurs de l’orientation. La définition de l’orientation et des finalités de l’école en question », Recherches en éducation, 1 novembre 2023, no 53, p. 9‑23.
[1] Depuis la fin des 30 Glorieuses, la recherche d’une stricte adéquation entre qualification de la main d’œuvre et besoin de l’économie, qui supposait d’anticiper ces besoins et de calibrer en conséquence les flux d’élèves, se substitue l’objectif de développer l’employabilité de la future main d’œuvre, laissant aux mécanismes du marché le soin d’équilibrer l’offre et la demande d’emploi. La loi du 10 juillet 1989 puis les annexes des programmes de collège de 1985 et le Parcours Avenir mis en place en 2015, visent à rendre l’école plus « orientante ».