Se projeter dans le monde réel, trivial, de la vie professionnelle…
Je suis enseignante depuis vingt-cinq ans dans des lycées de Seine-Saint-Denis. Je dois donc, avec l’ensemble de la communauté éducative, contribuer à l’accompagnement des élèves dans leur orientation, de la Seconde à l’entrée dans les études supérieures. Pour cela, nous demandons aux jeunes de se projeter dans « le monde du travail » …
Au milieu des injonctions parfois paradoxales, quelle est la place pour le désir, les appétences singulières de ces jeunes ?
J’évoquerais tout d’abord ce que m’ont appris, en la matière, les jeunes qui sont les plus nombreux parmi nos élèves : des enfants de migrants venus du monde entier, qui ont un très fort désir de réussite sociale. Souvent, ils rêvent d’une seule chose : être riches ! Avec leurs parents, et très souvent pour leurs parents, ils rêvent de confort matériel, inspirés en cela par les quelques notables qu’ils ont croisés, et par les tendances médiatiques. Ainsi voit-on fleurir, notamment chez nos bons élèves, de futurs médecins, ingénieurs informatiques, agents immobiliers, banquiers….
Pour eux, les diplômes sont d’abord utiles. Ils permettent de se protéger de toute précarité, rendre fiers leurs parents, et compenser si possible tous les sacrifices que ces derniers ont consentis. Dans ces familles, le monde du travail est perçu comme âpre et incertain. Il s’agit donc d’y entrer « par le haut », et c’est d’ailleurs ce que ces élèves ont commencé à faire en parvenant à atteindre le lycée général après le collège. Leurs parents ne s’y trompent pas : ils ne rêvent pas de la voie professionnelle pour leurs enfants, ils ne leur souhaitent que très rarement de devenir électricien, aide-soignant, menuisier ou cuisinier. Certains jeunes y seraient plus heureux qu’en voie générale, mais tous savent très bien quels sont les élèves que l’on « envoie » dans ces filières. Il s’agit donc, parfois contre toute logique, d’y échapper.
C’est tout l’enjeu : leur permettre d’oser introduire une brèche dans les projections parentales et sociétales, faire un pas de côté, affirmer un goût, ou encore un refus. Bien sûr, il faut les encourager à rêver de carrières ambitieuses et reconnues, mais aussi à s’autoriser l’exploration, le chemin vers l’inconnu.
Bien sûr, il faut les encourager à rêver de carrières ambitieuses et reconnues, mais aussi à s’autoriser l’exploration, le chemin vers l’inconnu.
D’un bout à l’autre de la chaîne sociale, questionner la liberté des choix.
Autre expérience édifiante que j’aimerais évoquer ici, celle des « décrocheurs », dont j’ai croisé la route en travaillant pendant une dizaine d’années au sein d’un Microlycée. Ces établissements publics accueillent des jeunes âgés de 17 à 25 ans, déscolarisés depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. L’orientation qui leur a été alors imposée, ou interdite, a le plus souvent accéléré leur décrochage. Lorsqu’ils trouvent la force de revenir à l’école, on leur répond qu’il est « trop tard », et qu’il faut se diriger vers des formations professionnalisantes. Au Microlycée, on les accueille malgré tout, avec leurs parcours sinueux et surtout leur désir de tenter à nouveau leur chance. On évite alors de leur dire de se hâter parce qu’ils seraient « en retard ». Ils prendront le temps de se tromper encore, d’échouer peut-être, et de tracer leur propre chemin. Un luxe trop rare dans les établissements classiques, mais un luxe que les Microlycéens auront payé cher, traversant un désert parsemé de vexations et de relégations sociales et symboliques. Ils n’iront donc plus, désormais, rejoindre le monde du travail à tout prix.
Mais à l’autre bout de la chaîne sociale et scolaire, comment s’orientent les adolescents ? Leur laisse-t-on le temps ? Peuvent-ils, et savent-ils, plus librement, faire des choix ?
Il me semble que, pour eux, on ne parle pas concrètement du monde du travail. On se préoccupe de leurs résultats, de leurs appétences, de leurs « profils ». On ne leur parle évidemment pas des voies professionnelle et technologique, on les informe sur les « meilleures » filières, et ces jeunes subissent parfois cruellement la pression de l’excellence.
Je dis d’ailleurs souvent à mes élèves que ceux qui occupent les postes les plus hauts placés dans la société ont choisi leur métier de nombreuses années après le bac, et en ont changé plusieurs fois, voulant ainsi les protéger de décisions trop précoces.
Mes élèves n’ont peut-être pas les mêmes horizons que ceux des beaux quartiers, mais loin de moi l’idée de vouloir opposer les uns aux autres, en les « essentialisant ». Tous ces adolescents se ressemblent aussi, et se heurtent aux mêmes représentations. Partout, on les dit dilettantes, paresseux (ah, la « flemme » …), obsédés par leurs écrans, incapables de prendre des responsabilités, de penser à leur avenir. Et c’est vrai qu’ils auraient bien envie de se laisser porter par le présent, par leurs émotions intenses et intimes. Mais voilà qu’à l’âge des éclosions, on les enjoint de se projeter dans le monde réel, trivial, de la vie professionnelle.
Ceux qui leur donnent des conseils sont des adultes, parents comme enseignants, qui ont pourtant bien du mal à s’orienter dans ce monde nouveau, qui n’ont pas toujours fait les bons choix pour leur vie privée comme pour le reste du monde. Alors peut-être faudrait-il enfin prendre au sérieux ces jeunes, les écouter, les rassurer sur ce qu’ils sont capables d’inventer, seuls ou à plusieurs, dès lors qu’au lieu de chercher à les inquiéter ou les empêcher, on commencera enfin à leur faire confiance.