Laïcité, éducation sexuelle, autorité : le débat médiatique s’attarde régulièrement sur les sujets qui fâchent à l’école. Au point de présenter souvent l’institution scolaire comme un lieu de conflits de valeurs avec les élèves mais également leurs familles. Qu’en est-il réellement ? Et si ces sujets de tension venaient avant tout souligner une envie profonde de rapprochement ?
La relation entre les parents à l’école présente indéniablement des signes de crispation. Côté institution, près de 60% des personnels de direction estimaient en 2023 que la relation avec les parents s’est détériorée[1]. Côté familles, notre récent baromètre Jeunesse&Confiance notait que deux tiers des parents identifient des causes de tension avec les établissements scolaires de leurs enfants.
Si la tension peut aussi être interprétée comme un indice d’une relation vivace – se sentir impliqué dans une œuvre collective génère de fait des motifs de désaccord – tous les motifs qui la sous-tendent ne peuvent pas être considérés sur le même plan. Ainsi, l’attribution des notes ou les conflits génèrent assez légitimement des frictions. Signe plus inquiétant, 18% des parents identifient une différence de valeurs comme fondement de la tension avec l’école. Et cette proportion monte même à 24% chez les plus jeunes d’entre eux[2].
18% des parents identifient une différence de valeurs comme fondement de la tension avec l’école.
Que se cache-t-il derrière cette donnée ? Elle ne peut manquer d’évoquer des sujets de différends qui sont régulièrement mis sur le devant de la scène dans l’espace médiatique : contestation de la laïcité, polémiques autour des apprentissages transversaux – éducation affective et sexuelle en tête –, remise en question de l’autorité des enseignants.
La médiatrice de l’éducation nationale dans son rapport de 2023 se faisait également le relai de ces problèmes en notant notamment qu’un « nombre croissant de réclamations font état d’une remise en cause des enseignements[3] ».
Ces différences tendances sont-elles le symptôme d’un clivage croissant entre les valeurs défendues par l’école et celles portées par les familles ? Ces crispations ne dissimulent-elles pas également une frustration vis-à-vis de l’institution scolaire et du dialogue qu’elle propose aux parents ?
La laïcité, sujet de différend entre l’école et les parents ?
La laïcité est parfois présentée comme un sujet de crispation entre l’école et les élèves comme leur famille. Le sujet des atteintes à la laïcité est prégnant dans l’actualité et souvent remis sur le tapis : remise en question de certains enseignements, tentative de contournement de l’interdiction des signes religieux ostentatoires à l’école.
Le positionnement des jeunes vis-à-vis de la laïcité n’est pas dénué d’ambivalence. Dans un sondage réalisé en 2023, deux tiers des jeunes interrogés (entre 18 et 30 ans) exprimaient l’idée que la pratique de la laïcité doit évoluer en France ! Mais parmi eux, pas de consensus sur le sens de cette évolution : si 35% appellent à plus tolérance envers les expressions d’identité religieuse, 42% en appellent au contraire à plus de fermeté[4] !
Par ailleurs, les parents ne sont pas en première ligne des faits d’atteintes à la laïcité. A titre d’exemples, sur les 1517 faits recensés sur le 3ème trimestre de l’année scolaire 2023-2024, seuls 13,4% concernaient les parents[5].
Les parents ne sont pas en première ligne des faits d’atteintes à la laïcité.
Pourtant, les polémiques autour des signes religieux génèrent de la confusion voire un sentiment d’injustice chez certains parents, en particulier chez ceux de confession musulmane. Les débats suscités par l’idée d’interdire le port du voile pour les mères accompagnatrices des sorties scolaires, réactivés récemment par le nouveau ministre de l’Intérieur, peuvent contribuer à rendre peu intelligible la notion de laïcité pour les parents. Et à installer l’idée que cette dernière est instrumentalisée à des fins de discrimination.
Aminata N’Diaye, éducatrice spécialisée et fondatrice de So’Parks, anime régulièrement des ateliers avec des jeunes, des professionnels et des parents. Elle constate qu’autour de la laïcité, de son application dans le champ scolaire, les parents ressentent parfois « une incompréhension qui vient créer du conflit »[6].
Pas étonnant aux yeux de Jérôme Husson, délégué général de la Confédération nationales des Association familiales catholiques pour qui « ça fait 143 ans qu’on en parle et on ne sait toujours pas comment faire vivre cette laïcité ». Il estime que le « modus vivendi » de la laïcité à l’école n’a pas encore vraiment été trouvé[7].
Le sujet peut apparaître tabou et ne pas être abordé avec les parents, au risque de laisser s’installer ces sentiments d’incompréhension. Néanmoins, l’école n’est pas forcément le lieu où se cristallise le plus ce ressentiment lié à l’expression religieuse, comme le note Chloé Riban, enseignante-chercheuse en sciences de l’éducation et de la formation à l’université Paris Nanterre, qui travaille depuis plusieurs années sur la relation des familles populaires à l’institution scolaire : « Même s’il y a parfois une incompréhension autour de l’interdiction des signes religieux ostentatoires, les parents de confession musulmane avec qui je me suis entretenue ne se sentent pas particulièrement discriminés à l’école, sauf parfois certaines mères voilées. Par contre, ils ressentent des formes de rejet dans la société de manière plus générale[8]. »
L’éducation à la sexualité, paravent de discorde
Le sujet de l’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle (EVARS) à l’école divise. Probablement parce qu’il s’engage largement sur un terrain où la famille se sent pleinement légitime. Au-delà des fausses rumeurs et prises de position caricaturales, certains parents peuvent avoir le sentiment d’être dépossédés.
Pourtant, les parents eux-mêmes reconnaissent que les questions au programme de l’EVARS ne sont pas au cœur de leurs échanges avec leurs enfants. Dans notre dernière enquête Jeunesse&Confiance, nous leur avons demandé quels sont les sujets pour lesquels leurs enfants se tournent vers eux pour de l’aide, des conseils du soutien. Si 42% des parents citent le sujet des amitiés, seuls 28% parlent de leur vie sentimentale avec leurs enfants et 20% de sexualité[9] !
Par ailleurs, l’exposition précoce des enfants à la pornographie, la question des violences sexuelles dont sont victimes une proportion inquiétante des enfants au sein de leur famille[10] mais également la persistance des comportements discriminants chez les jeunes du fait du genre ou de l’orientation sexuelle génèrent également un besoin de ce point de vue-là.
Dans un récent sondage, près de six français sur 10 estimaient d’ailleurs que l’instauration du programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle serait une bonne chose. Proportion qui grimpe à 69% chez les moins de 35 ans[11].
Près de 6 parents sur 10 estiment que l’instauration de programme d’éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle est une bonne chose.
Si certaines inquiétudes demeurent, elles peuvent aussi exprimer plus largement un sentiment de dépossession de la part de certains parents. Voire de banalisation du rôle de la famille. Ainsi, Jérôme Husson note que « dans le programme tel qu’il est écrit, les parents sont présentés comme des tiers de confiance mais au même titre que les autres adultes. On peut légitimement être inquiets qu’il puisse être interprété de façon à minimiser la place des parents et à abimer des repères immuables. »
Au-delà des familles les plus radicales, notamment sur le plan religieux, les réticences face à cet enseignement pourraient dissimuler autre chose : un ressentiment vis-à-vis de l’institution scolaire en elle-même. Ce sentiment est partagé également par Chloé Riban : « Si certains sujets, comme l’éducation affective et sexuelle, peuvent être présentés comme un motif de tension avec l’école, ils ne constituent peut-être pas le cœur du problème. Il se pourrait qu’ils servent aussi de prétexte aux parents pour exprimer leur colère face à l’institution, la difficulté à rentrer dans des rapports symétriques avec les enseignants, le fait de se sentir jugés. »
A la recherche des visées communes
Le ressentiment de certaines familles, le sentiment de ne pas toujours partager les mêmes valeurs avec l’école peut donc se loger au-delà de ces objets polémiques. C’est parfois le déficit de visées communes ou l’impression de ne pas avoir été suffisamment considéré qui en constituent le fondement.
Chez les familles populaires, certaines modalités du fonctionnement de l’institution peuvent effectivement susciter le ressentiment. Comme le note le sociologue Pierre Périer, les critiques surviennent surtout sur fond de « scolarité difficile et parfois déjà compromise[12] ». Ce sont les causes potentielles de ces difficultés qui peuvent alors susciter un sentiment de valeurs non partagées : « l’élitisme scolaire, le manque d’autorité, la discrimination sociale ou ethnique[13] ».
C’est également ce qui est ressenti sur le terrain par Chloé Riban : « Les parents que j’ai rencontrés ont un a priori positif sur l’école. Ils y investissent leur confiance, reconnaissent volontiers la compétence des enseignants. C’est plutôt dans un second temps, quand ils éprouvent le sentiment que la promesse républicaine n’est pas tenue, que surviennent des tensions. »
« Les parents que j’ai rencontrés ont un a priori positif sur l’école. Ils y investissent leur confiance, reconnaissent volontiers la compétence des enseignants. C’est plutôt dans un second temps, quand ils éprouvent le sentiment que la promesse républicaine n’est pas tenue, que surviennent des tensions. »
Chloé Riban, chercheuse en sciences de l’éducation
Et sur ce plan, les familles populaires ne sont pas les seules à ressentir ce décalage. Si deux tiers des parents font confiance à l’école pour la transmission des savoirs de base, ils ne sont plus qu’un sur deux dès lors qu’il s’agit de favoriser l’épanouissement ou de réduire les inégalités[14].
C’est également au niveau de la communication avec les personnels des établissements – enseignants mais également personnels de direction, d’animation, de la vie scolaire – que peut se situer ce sentiment de ne pas partager des valeurs communes d’hospitalité, de respect, de considération.
Comme le note Jérôme Husson, de nombreux parents peuvent avoir l’impression d’une « asymétrie d’efforts entre les parents et l’enseignant » dès lors qu’il s’agit de trouver un horaire pour se rencontrer. Même son de cloche chez les familles avec qui travaille Aminata N’Diaye pour qui « la façon dont on parle à certains parents est condescendante », avec l’emploi « des mots techniques que les gens ne comprennent pas ». Elle estime qu’il y a un « gros travail à faire sur l’accueil ».
Au final, les temps d’échange avec les parents se révèlent souvent expéditifs. « Comment établir un dialogue avec un temps aussi court ? Quels sont les moments où se construit un projet commun ? » se demande Jérôme Husson.
56% des parents considèrent qu’une communication plus régulière pourrait améliorer la relation avec l’école.
Dans notre dernier baromètre Jeunesse&Confiance, parents et jeunes affichent une envie de rapprochement entre l’école et les parents : 56% des parents et 43% des jeunes considèrent qu’une communication plus régulière pourrait améliorer la relation entre l’école et leur famille. 37% des parents plaident aussi pour des réunions plus régulières entre parents et enseignants.
Côté enseignants, ce volet de leur mission est diversement apprécié. Mais dans l’ensemble, ils affichent des réticences qui reposent souvent sur le sentiment de ne pas avoir les moyens d’investir véritablement cette relation en invoquant « le manque de temps, l’absence de formation, le fait que le cœur de leur métier est d’enseigner[15] ». Ils doutent également parfois de l’investissement réel des parents et de leur volonté de coopération tout en reconnaissant le bien-fondé de l’idée de co-éducation[16].
Ces barrières sont d’ailleurs souvent tout à fait comprises et reconnues. Ainsi, Aminata N’Diaye constatent que les attentes vis-à-vis des enseignants relèvent d’un « dépassement de fonction » et qu’il peut sembler injuste de leur reprocher de ne pas suffisamment s’investir sur ce volet même si elle note que « dans toutes les écoles, ils veulent que ça bouge. »
De réels progrès dans ce domaine nécessitent parfois le recours à des tiers comme l’illustre l’action ATD Quart Monde dans le quartier de Maurepas à Rennes[17] ou d’Anaïs Mary, éducatrice spécialisée de l’association la Sauvegarde du Nord, dans l’école maternelle Camus à Roubaix[18]. « Je pense qu’il faudrait mettre des éducateurs spécialisés dans toutes les écoles de France » conclut d’ailleurs Aminata N’Diaye.
Le fait que l’école est soumise à des contestations diverses des valeurs de la République s’est installée dans le débat public et fait écho à une réalité vécue au quotidien par les enseignants[19]. Pour autant, l’idée que des communautés organisées – religieuses ou non – chercheraient à instrumentaliser l’école pour promouvoir leurs valeurs propres semble être une conclusion hâtive. D’ailleurs, seuls 11% des Français ont le sentiment d’appartenir avant tout à une communauté de personnes qui partagent leurs valeurs[20].
Derrière les conflits de valeurs qui peuvent se manifester autour de l’école, on lit une volonté de faire davantage ensemble et de pouvoir envisager l’établissement scolaire comme le lieu d’une petite communauté, où un dialogue renforcé permettrait de dessiner des visées communes[21].
Il s’agit ici d’un enjeu d’autant plus aigu s’agissant des enseignements transverses, comme le fait remarquer Jérôme Husson : « Sur le rôle de l’école, le seul consensus porte sur les enseignements fondamentaux. Dès qu’on quitte ce domaine pour aller sur le terrain de la citoyenneté ou de l’éducation à la vie affective et sexuelle, par exemple, les imaginaires des uns et des autres se confrontent. Seul un dialogue exigeant permet de créer les conditions d’un enseignement serein. »
Catherine Becchetti-Bizot, Médiatrice de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, va également dans ce sens en préconisant d’« associer autant que possible les parents à la conception d’activités liées à ces « éducations à », les impliquer et les responsabiliser dans leur mise en œuvre et leur suivi[22]. »
Se saisir de l’opportunité offertes par ces enseignements transverses et s’appuyer sur des tiers pour garantir les conditions d’une communication apaisée pourraient constituer deux piliers fondateurs d’une refonte du dialogue entre école et famille au profit de la réaffirmation de valeurs communes.
Stephan Lipiansky
[1] Enquête “la Mésentente”, réalisée par Georges Fotinos, consultant et ancien chargé de mission à l’Igen, à la demande du SNPDEN-Unsa, Syndicat national des personnels de direction de l’Education nationale, 2024.
[2] Baromètre Jeunesse&Confiance 2025, OpinionWay pour VersLeHaut.
[3] « Faire alliance. Redonner confiance », Rapport de la médiatrice de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, 2023.
[4] Verian (ex-Kantar Public) pour le Laboratoire Cultures-Éducation-Sociétés (LACES) de l’université de Bordeaux et le laboratoire de recherche Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) (EPHE-PSL/CNRS)
[5] Bilan de l’action des équipes valeurs de la République, Ministère de l’Education Nationale.
[6] Les propos d’Aminata N’Diaye ont été recueillis par Marion Denis dans le cadre de l’enregistrement du podcast Jeunes&Brillants de VersLeHaut.
[7] Les propos de Jérôme Husson ont été recueillis par l’auteur de cet article.
[8] Les propos de Chloé Riban ont été recueillis par l’auteur de cet article.
[9] Baromètre Jeunesse&Confiance 2025, OpinionWay pour VersLeHaut.
[10] La Civiise estime qu’environ 10% des adultes ont été victimes d’inceste durant leur enfance.
[11] Sondage YouGov pour le HuffPost, décembre 2024.
[12] Pierre Périer, « Des élèves en difficulté aux parents en difficulté : le partenariat école/familles en question », dans Gérard Toupiol (dir.), Tisser des liens pour apprendre, éditions RETZ, 2007.
[13] Ibid.
[14] Baromètre Jeunesse&Confiance 2025, OpinionWay pour VersLeHaut.
[15] “Les relations Ecole-familles : état des lieux et axes de progrès”, rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, septembre 2021.
[16] « Coéducation : regards croisés parents-enseignants », enquête des éditions Nathan réalisée en collaboration avec Pierre Périer, sociologue et enseignant-chercheur au Département des Sciences de l’Education de l’Université Rennes 2, Lea.fr et l’institut d’études Junior City, 2021.
[17] « En associant leurs parents à l’école, tous les enfants peuvent réussir ! », projet conduit par le Mouvement Agir Tous pour la Dignité (ATD) Quart Monde aux côtés de partenaires multiples entre 2007 et 2011 dans le quartier de Maurepas, à Rennes.
[18] « Roubaix : une école maternelle REP intègre une éducatrice pour aider les enseignants et accompagner les familles », AEF info, septembre 2024
[19] Cf. le récent rapport des sénateurs François-Noël Buffet et Laurent Lafon, « L’école de la République attaquée : agir pour éviter de nouveaux drames », mars 2024.
[20] Baromètre de la confiance politique, OpinionWay pour SciencesPo-CEVIPOF, Février 2025.
[21] Dans une enquête menée en 2023 par l’institut IPSOS pour l’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre (APEL), 92% des parents pensent que parents, établissements et enseignants forment une communauté éducative pour leurs enfants.
[22] « Faire alliance. Redonner confiance », Rapport de la médiatrice de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, 2023.