Le 12 avril 2022, le président américain Joe Biden évoque pour la première fois après 48 jours de guerre un « génocide » en Ukraine. Quelques jours auparavant son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky décrit lui aussi le massacre de Boutcha, où de nombreux corps de civils ont été découverts après le recul de l’armée russe, comme un « génocide au sens premier du mot ». Crime de guerre, massacre… : ce n’est pas la première fois que ce champ lexical revient dans l’histoire ukrainienne. L’Holodomor, souvenir de la famine meurtrière de 1931-1933, en est un autre exemple. Il est considéré en Ukraine comme un crime contre l’humanité transmis de génération en génération à l’école. Peu connu en Europe, il n’est peu ou pas étudié dans nos programmes scolaires et absent dans les médias français avant la récente agression russe contre l’Ukraine. Evénement central et structurant de la mémoire collective du côté ukrainien, il est à l’inverse invisibilisé par le pouvoir russe.
L’arme de la faim : une famine intentionnellement aggravée par Staline
Revenons d’abord sur le mot Holodomor en lui-même. Étymologiquement, il est la combinaison de deux mots ukrainiens : holod qui signifie « faim » voire « famine », et moryty qui peut être traduit par « affamer » ou bien « épuiser ». Holodomor voudrait donc dire l’extermination par la faim. Derrière le mot, il y a un évènement mortifère se déroulant à l’ouest de l’URSS, alors dirigée par Joseph Staline, au début des années 1930. Moscou, au nom de l’idéologie communiste et afin de contrôler la production directement à sa source, contraint les Ukrainiens à quitter leurs maisons et à se masser dans des fermes collectives soviétiques appelées Kolkhozes. L’État totalitaire russe fait travailler les paysans dans des conditions pénibles sans qu’ils reçoivent en échange un véritable salaire. La collectivisation touche, dès 1930, la majorité des paysans. Entre 1931 et 1933, le dictateur prélève une part croissante des récoltes sans se soucier des effets sur la durabilité et la productivité du système agricole.
Malgré des appels à la modération lancés par les responsables locaux, une série de famines touche l’Ukraine mais aussi d’autres régions soviétiques comme le Kazakhstan. Le bilan humain est lourd. En deux ans seulement, de l’été 1931 à l’été 1933, près de 7 millions de Soviétiques, dans leur immense majorité des paysans, meurent de faim : 4 millions en Ukraine, 1,5 million au Kazakhstan et autant en Russie, principalement dans ses régions agricoles les plus riches du Kouban, de la Volga et des Terres noires. La mortalité concentrée dans le grenier à blé de l’Europe atteint son paroxysme avec près de 20 000 décès par jour.
L’Holodomor, une cristallisation mémorielle qui oppose le relativisme russe au roman national ukrainien
Les enjeux de la mémoire sont multiples et complexes. Ils sont liés à des défis d’ordre politique et diplomatique. Il s’agit alors de mieux comprendre l’évolution de cette mémoire d’abord refoulée en URSS puis, au contraire, utilisée comme creuset d’une identité nationale par l’Ukraine indépendante. Dans un premier temps absente de l’URSS à cause d’un révisionnisme étatique, la mémoire de l’Holodomor se propage par la diaspora ukrainienne en Occident. Puis, à la suite de l’indépendance de l’Ukraine, les enjeux de l’Holodomor oscillent entre d’un côté, un génocide spécifique à l’Ukraine placé au centre du roman national, puis de l’autre côté de la frontière en Russie, un évènement non intentionnel causé par une collectivisation à marche forcée.
La famine de 1932-1933 pourrait être reconnue comme un des nombreux crimes commis par Joseph Staline. Elle est en réalité un sujet tabou étouffé par d’autres événements. La Glasnost, mouvement politique d’ouverture et de démocratisation lancé par le président Mikhaïl Gorbachev à la fin des années 1980 permet de critiquer en URSS les crimes commis par l’élite politique. La société civile russe s’empare de la répression stalinienne symbolisée par le Goulag, système concentrationnaire meurtrier. Tandis que la famine reste en retrait par rapport aux autres crimes du régime communiste.
Pour la Russie, la famine a bien eu lieu, mais pas seulement en Ukraine et elle n’est sûrement pas intentionnelle. L’historien russe Viktor Kondrachine par exemple réfute le caractère ethnique de la famine puisqu’elle a touché aussi bien l’Ukraine que le Kazakhstan. Le débat historiographique repose sur la qualification ou non de crime contre l’humanité. En effet, une des principales tensions politico-mémorielles réside dans l’aspect génocidaire de cet évènement. Loin de faire consensus au sein de la communauté scientifique, cette famine suscite encore aujourd’hui de nombreuses polémiques.
Au contraire du voisin russe, cet événement se matérialise dans l’espace ukrainien au sein de la capitale Kiev. Ainsi, le musée consacré à la famine devient le 8 août 2019, conformément à la décision du ministère de la culture de l’Ukraine, le « Musée national du Génocide Holodomor » soulignant sa nature génocidaire. Le musée se dote d’une mission pédagogique et éducative avec diverses formations adressées aux enfants et aux adolescents. L’exemple de la leçon interactive « Qu’est-ce qu’un génocide ? » pour les élèves de 9 à 11 ans est frappant. Pendant le cours donné au musée, les élèves apprennent l’origine et la signification du terme génocide. Ils y étudient la famine comme un crime contre l’humanité ayant touché la nation ukrainienne. Lors de cette leçon, les élèves analysent des décrets et ordonnances soviétiques de 1932-1933 qui guident les auteurs de l’Holodomor. Ils regardent également des vidéos de témoins illustrant les actions génocidaires. Cela rappelle aux Ukrainiens un souvenir douloureux que l’État ravive intentionnellement depuis l’indépendance. Véritable devoir de mémoire imposé par Kiev, l’Holodomor vacille entre exaltation mémorielle du côté ukrainien et atténuation, voire banalisation, du côté russe.
De la mémoire officielle ukrainienne au manuel d’histoire
La mémoire, donc, diffère considérablement selon la nation qui la raconte. En outre, en Russie comme en Ukraine, la mémoire officielle, c’est-à-dire celle propagée par l’État et ses institutions politiques, n’est pas la même que la mémoire collective qui traverse l’ensemble de la société et qui diffère de l’Histoire elle-même.
C’est sous le mandat du premier président Leonid Kravtchouk, dans le tout nouvel État ukrainien, qu’est organisée en 1993 la première journée officielle de commémoration de la grande famine, érigée en symbole de l’Ukraine indépendante. À partir de son successeur en 1994, le président Leonid Koutchma, l’interprétation portée par certains historiens ukrainiens, celle d’une famine criminelle organisée sciemment par Moscou contre la nation ukrainienne, fait son entrée dans les manuels scolaires. L’exploitation identitaire de la grande famine atteint son apogée à la suite de la victoire truquée de Viktor Ianoukovitch à l’élection présidentielle le 21 novembre 2004. Une « révolution orange » éclate dans tout l’ouest du pays guidé par le futur président Viktor Iouchtchenko. Après sa victoire, celui-ci institue alors en 2006 une journée commémorative nationale. Il s’en suit, en 2014, la proclamation d’indépendance de la Crimée, et une guerre civile entre l’armée ukrainienne et les rebelles pro-russes dans le Donbass, à l’est du pays. Tous les futurs adultes ukrainiens sont alors imprégnés d’une histoire centrée autour d’un ennemi russe agressant leur peuple rejetant la Russie et l’Ukraine face à face. D’un côté le bourreau et de l’autre la victime.
L’évolution des politiques mémorielles est à relier à des changements institutionnels radicaux. L’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000 replace le passé héroïque et glorieux à l’ordre du jour, réhabilitant une part conséquente de l’héritage mémoriel soviétique. Dans ces circonstances, la dénonciation des crimes staliniens cesse d’être à l’ordre du jour, et représente une menace à la cohésion du nouvel État russe. L’Holodomor n’a aucune place dans les livres scolaires russes, la victoire de la Seconde Guerre mondiale est l’acte central de son passé épique au détriment d’une Histoire riche et complexe. Les Russes grandissent avec une version romancée du communisme où la puissance militaire est mise en avant.
Mémoire, Histoire et Nation sont trois champs qui s’influencent mutuellement, entre antagonisme et confusion. Une mémoire façonnant les nationalismes russo-ukrainiens sans qu’aucune des deux interprétations ne soit totalement juste historiquement. Les manuels d’histoire russe font l’impasse sur la famine en favorisant un illustre passé tandis que la famine est désormais connue de tous les enfants ukrainiens.
L’historien Jean François Colosimo résume les enjeux tragiques d’un XXe siècle profondément violent où l’histoire semble se répéter au détriment des civils ukrainiens : “Il faut cacher les crimes d’hier pour faire ceux d’aujourd’hui”.
Oscar Leroy
Chargé d’études
Références
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