Amale Cosma

Forte de quinze ans d’expérience dans le domaine, Amale Cosma nous plonge dans les rouages du fonctionnement des crèches. Où on découvre que derrière les bonnes intentions, la qualité de l’accueil du jeune enfant repose sur une forte exigence en termes d’organisation du travail. Mener un projet de qualité autour des besoins fondamentaux de l’enfant nécessite des outils qui ne font pas forcément partie de la culture commune des professionnels du secteur et dont Amale entreprend de faciliter la diffusion.

Dans votre parcours vous mettez en avant le fait d’avoir « tout plaqué » lorsque votre fille est entrée en crèche. Qu’est-ce qui a déclenché cette envie ?

Ma fille a été admise dans une crèche associative dans laquelle les parents étaient incités à s’investir. C’est ce que j’ai fait ! Dans un premier temps, je me suis surtout attaquée aux difficultés financières de l’association, à redresser les comptes. Et j’ai adoré parce que je venais de grands groupes où tout était abstrait, où je ne me sentais pas très utile. Là, on était dans le concret, la bonne marche de l’associa­tion avait un effet réel sur les enfants, les parents, les professionnelles ! Je voyais à quoi je servais.

J’ai donc abordé le secteur par une expérience heu­reuse, pas avec l’envie de révolutionner les choses. En soi, cette crèche marchait bien, les enfants étaient bien accueillis. C’est plus tard que je me suis vrai­ment intéressée aux enjeux plus profonds de l’accueil du jeune enfant.

En effet, par la suite, cette première expérience s’est transformée en véritable projet de vie !

Oui ! Je suis restée présidente un temps, même après que ma fille a quitté cette crèche. Puis j’ai mon­té ma propre boîte en 2013 et ouvert ma première micro-crèche en 2014. Au final, j’ai développé dix mi­cro-crèches jusqu’à 2022 où j’ai fini par vendre l’entre­prise. Mais je suis restée dans le domaine ! Je produis et anime un podcast tout en continuant à conseiller et d’accompagner des professionnels du secteur.

Quels enseignements retenez-vous de votre expérience en tant que gestionnaire de crèche ? De quoi les très jeunes enfants ont-ils besoin et qu’est-ce qui fait que l’accueil sera à la hauteur ?

L’essentiel pour l’enfant c’est le lien avec une figure de référence. Ça paraît évident dit comme ça mais en réalité, c’est technique. L’enfant a besoin de conti­nuité dans ses repères, de savoir qui va s’occuper de lui. Un tout petit, à la base, il n’a pas à être en crèche, il est censé être avec ses parents, pas en collectivité.

Dans l’Education Nationale, il y a un programme, dans les crèches, il n’y en a pas.

Mais les parents ont besoin d’être soutenus dans leurs impératifs de vie, ils doivent se séparer de leur enfant et le faire accueillir par un tiers. La crèche est un lieu de séparation. On occulte souvent cet aspect-là. Pour que cette épreuve se passe le mieux possible il faut des outils : la référence, l’objet tran­sitionnel, la continuité des soins, des repères im­muables. C’est un véritable enjeu d’organisation : plannings, process de transmission, collaboration dans les équipes.

Et ce n’est pas mis en œuvre partout ?

Il y a beaucoup de choses qui ne sont pas obliga­toires ce qui vient altérer la fiabilité. Dans certaines crèches, tous les professionnels peuvent s’occuper in­différemment du même enfant. Parfois, les changes sont même confiés à des stagiaires ou à des intéri­maires qui ne connaissent pas du tout les enfants.

La référence c’est la base de notre système. L’en­fant s’attache à un adulte. C’est dans la nature des choses, on ne peut pas l’empêcher, on peut s’en servir, s’appuyer sur ce lien d’attachement sécurisant. Ça ne devrait pas être remis en question. Or, dans le code de la santé publique, presque rien n’est imposé, au niveau pédagogique. Dans l’Education nationale, il y a un programme, dans les crèches, il n’y en a pas. Parfois, il suffit d’un changement de direction pour que tout change. Ça ne devrait pas être possible. On manque d’une culture commune autour des fonda­mentaux de l’accueil du jeune enfant [1].

Est-ce que c’est ce constat qui vous a motivé à proposer aujourd’hui un podcast dédié aux professionnels ?

Oui, car personne ne parle de l’organisation du tra­vail dans les crèches. J’ai eu envie d’aborder concrè­tement le sujet, de partager mon expérience, mes re­cettes. Dans les crèches. Il y a parfois une approche un peu domestique, comme à la maison, alors que ça ne s’y prête pas du tout. On a négligé l’aspect orga­nisationnel, qui nécessite des process, au détriment de mots comme « bienveillance », « autonomie ». Mais souvent, les professionnels sont paumés. Si on ne leur explique pas très concrètement comment faire ça reste des vœux pieux. Par exemple, on leur dit « il faut soigner les transmissions ». Mais ça veut dire quoi ? Comment doivent-elles les préparer, écrire ce qu’elles vont dire, qui va relire, leur indiquer ce qui est clair ou pas ? C’est ce qui est apprécié dans mon podcast1. On prend la mesure du terrain. Il y a beaucoup de professionnels et de formateurs qui l’écoutent pour ça. Mon ambition profonde est d’envisager les choses avec un œil beaucoup moins théorique que pratique.

  Le podcast « Référence petite enfance ».

Un podcast qui s’attache à donner les clés de l’organisation d’une micro-crèche. Chaque épisode est l’occasion de proposer des solutions concrètes à mettre en place pour aller au bout des bonnes intentions qui animent celles et ceux qui se lancent dans l’accueil des jeunes enfants.

On parle souvent de métiers boudés dans la petite enfance, de perte de sens. Qu’avez-vous appris auprès de ces professionnelles ?

Ce n’est pas une population très homogène mais leur point commun est la volonté de bien faire. Ce qui fait que quand on veut les emmener vers le haut, on y arrive. Là encore, c’est une question d’organisa­tion. Quand les choses sont bien gérées, il y a moins de turnover. Au final, les professionnelles apprécient qu’il y ait un vrai projet autour de l’enfant, qu’il ait des repères, qu’il y ait des objectifs de qualité d’accueil.[DC1]   C’est valorisant. Ça donne du sens et ça génère de la stabilité.

Les professionnelles apprécient qu’il y ait un vrai projet autour de l’enfant, qu’il ait des repères, qu’il y ait des objectifs de qualité d’accueil.

Après, il y a un contexte plus global de pénurie. On ouvre beaucoup de places en crèche sans former plus. En soi, on peut apprendre le métier sur place mais encore faut-il avoir de la disponibilité pour former les jeunes professionnelles. Les temps de formation, comme ceux d’élaboration du projet, n’existent plus dans les plannings des crèches, les financements ne prévoient que le temps productif auprès de l’enfant [2].

Comment les parents traversent-ils cette période pas toujours évidente ?

Certains parents sont démunis. Parfois, j’entends dire que les enfants devraient rester avec leurs pa­rents. Mais les parents ne sont pas toujours très épanouis, à l’aise avec leur rôle de parents. Moi, par exemple, ça m’a beaucoup aidé que ma fille soit ac­cueillie. Arriver en crèche peut constituer une forme de libération. Ça permet de retrouver des moments de qualité avec son enfant, dialoguer avec une équipe, d’autres parents.

À ce titre, on peut regretter que les dispositifs comme les lieux d’accueil enfants-parents (LAEP) par exemple, ne soient pas mieux financés. Propo­ser un accompagnement pour les parents, ça tient souvent à la générosité et à la bonne volonté de per­sonnes très investies. Il n’y a pas véritablement de modèle économique qui porte ce service.

La petite enfance est marquée par une rupture nette : celle de l’entrée en maternelle. Comment la perçoit-on quand on accompagne les enfants jusqu’à leurs trois ans ? Les laisse-t-on partir en confiance ?

Ils sortent en confiance s’ils ont été en confiance à la crèche. Une certaine continuité peut d’ailleurs être très profitable, retrouver des enfants qu’ils connaissent notamment. Mais quand l’expérience n’est pas bonne en crèche, ce qui est le cas parfois, c’est une autre affaire. Ils vont devoir compenser cette insécurité. Si l’organisation à la crèche est à la hauteur des besoins fondamentaux de l’enfant, la transition avec l’école se passe généralement bien.

On a parfois l’impression que la petite enfance n’est pas vraiment considérée comme un moment « noble » du parcours de l’enfant. Est-ce que vous partagez ce constat et qu’est-ce qui l’explique selon vous ?

Je trouve aussi. Je me suis déjà interrogée sur cet aspect-là. Notamment sur la question des violences infantiles à laquelle j’ai été particulièrement sensibi­lisée par Aude Lafitte et son action avec l’association Action contre les violences infantiles. Tout se passe un peu comme si l’enfant n’existait pas avant trois ans, comme si les adultes pouvaient faire ce qu’ils veulent. Les auteurs de violences sur les très jeunes enfants sont très rarement condamnés. Est-ce que c’est lié au fait qu’on n’a pas de souvenir avant trois ans, alors cette période tombe dans l’indifférence ? On aurait moins d’empathie avec eux. Je ne sais pas, mais il y a probablement ici un changement de re­gard à opérer !

Stephan Lipiansky


[1] La Charte nationale d’accueil du jeune enfant, adoptée en 2021, fixe en théorie les principes applicables à l’accueil du jeune enfant, quel qu’en soit le mode, sans toutefois en détailler les modalités de mise en œuvre.

[2] Depuis le 1er janvier 2024, la Caisse nationale d’assurance famille finance cependant trois journées pédagogiques par an pour les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) bénéficiant de la Prestation de service unique (PSU).


Exergue [DC1]