Dans le cadre de notre cycle « Partageons les clés de la confiance », nous donnons la parole à ceux qui peuvent nous aider à en décoder les mystères. Si elle concerne toutes les entreprises collectives, éducatives ou non, l’exigence de confiance est d’autant plus aigüe pour les marins qui cohabitent plusieurs semaines durant dans un cylindre d’acier tapi dans la profondeur de l’océan. Le Capitaine de frégate, Jacques de Montigny nous livre ici un regard vivifiant sur notre ambition éducative à l’égard de la jeunesse.
Certains chefs aiment à dire que la confiance se mérite. Ils ont tort. En réalité, la confiance se donne, entièrement, et ne peut que se reprendre. La cérémonie de prise de commandement d’un navire obéit à un rituel immuable. L’amiral tend le bras vers le nouveau commandant et annonce : « Officiers, officiers mariniers, quartiers-maîtres et marins de [nom du bâtiment], de par le Président de la République, vous reconnaîtrez désormais pour votre commandant le [grade et nom] ici présent, et vous lui obéirez en tout ce qu’il vous commandera pour le bien du service, l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France ».
Il est fréquent qu’à peine quelques heures plus tard, désormais en tenue de travail, le commandant soit à la passerelle, l’équipage au poste de manœuvre, parés à faire appareiller le navire. Comment le commandant à cet instant pourrait-il ne pas faire confiance aux hommes qui constituent désormais son équipage ? Comment l’équipage lui-même pourrait-il ne pas accorder sa confiance a priori à ce nouveau venu qui donne à présent les ordres et qui est désormais le garant du succès de la mission et de la sécurité de chacun d’entre eux ? Un navire, cet énorme engin qui va son chemin sur les eaux, a ceci de particulier qu’il ne se manœuvre qu’en équipage. Dès lors, on le comprend, partir en mer, c’est avant tout une histoire de confiance.
La confiance, élément constitutif d’un équipage
Une patrouille de sous-marins assurant la permanence de la posture de dissuasion nucléaire française dure plusieurs semaines. Plusieurs semaines durant lesquels plus d’une centaine de marins cohabitent étroitement dans un cylindre d’acier tapi dans la profondeur des océans. Alors que chaque centimètre carré de la coque est soumis en permanence à une pression considérable, eux ils prennent tranquillement leur quart, révisent leur certificat, se distraient. Et même, ils dorment, oublieux totalement de la menace qui pèse sur eux. En vérité, ils font confiance.
Leur vie est toute entière confiée au marin qui tient la barre, à cet autre qui veille au sonar pour parer les collisions, au navigateur qui évite les haut-fond, à l’électricien qui met en œuvre le système de production d’oxygène… Qu’un collecteur éclate subitement, précipitant instantanément des trombes d’eau à l’intérieur du navire, et la survie de tous tiendra à la réaction d’un jeune matelot barreur ou du mécanicien positionné devant le tableau de sécurité plongée.
Le commandant lui-même dort parfois sur ses deux oreilles – évidemment : plusieurs semaines ! Alors il a confié la conduite du bateau à un chef de quart, chargé de réaliser la mission selon ses directives et de veiller à tout moment à la sécurité de tous. A ce prix-là seulement, on tiendra la durée. Au prix donc de la confiance accordée au chef de quart, de celle qu’il accorde lui-même à son barreur, de celle enfin qu’il témoigne envers son successeur, à la relève de bordée, pour aller lui-même reposer en paix quelques heures en attendant son prochain quart.
Confiance dans les autres – confiance en soi
A quoi tient donc cette confiance ? A l’assurance que chacun des marins en poste auront les bonnes réactions face à une avarie brutale, et plus encore que moi-même, dans une telle situation, je saurai donner au bon moment les ordres appropriés et appliquer les bons gestes. Aux fondements de la confiance collective, on trouve ainsi une saine confiance en soi-même. Celle-ci ne vient pas de nulle part. Le barreur a rabâché mille fois sa procédure, à terre ou en simulateur. Moi-même, j’ai parfaitement en tête les réactions qui doivent être les miennes si un navire surgit tout proche dans l’oculaire du périscope : ordonner en vitesse la plongée profonde, rentrer les mâts, vérifier la prise de vitesse et d’assiette, observer le voyant de fin de course du périscope rentré. Cette assurance m’a été conférée par l’intense formation qui m’a été dispensée et par le travail que j’ai concédé.
Est-ce à dire que cette confiance s’est forgée progressivement ? En effet, mais plus exactement, la confiance accordée au premier jour par un instructeur s’est renforcée au cours du temps, à force d’efforts pour m’en rendre digne. Car au tout début, rappelons-le, je n’étais encore qu’un inconnu que l’on me faisait déjà crédit d’une dose significative de confiance : on m’a estimé capable, le jour venu, de tenir mon poste. Implicitement, on m’a donc confié une responsabilité, celle de donner corps à l’espoir ainsi mis en moi à l’aube de mon parcours. Et moi-même, fort de cela, élevé en quelque sorte au-dessus de moi-même par le don gratuit accordé, ayant à cœur de répondre présent à l’appel, j’ai eu la certitude raisonnable, qu’un jour, en effet, je me montrerai à la hauteur de cette confiance. Au fondement de la confiance, il s’agit donc d’accepter de courir une aventure, avec soi-même comme avec ceux que la vie embarque avec nous.
La confiance réclame un engagement
En ce sens, la confiance réclame un engagement. De ce point de vue, la Marine bénéficie d’un remarquable atout : la démarche qui conduit un jeune à rejoindre ses rangs est désignée précisément par le terme « engagement ». Que viennent donc chercher ces milliers de jeunes – du reste, quel formidable signe d’espoir dans notre monde si prompt à s’alarmer des dérives de sa jeunesse[1] – qui continuent chaque année à s’engager dans la Marine ? Ils font confiance avant tout à sa capacité à leur offrir du sens, un cadre, des outils, en résumé un chemin, quand bien même ce chemin serait agrémenté d’épreuves sinon de sacrifices, à commencer par de longs mois d’absence et jusqu’à l’éventualité de la mort au combat.
En vérité, ces épreuves constituent même le moyen précis que la Marine leur offre pour grandir, pour découvrir à quel point ils sont capables d’agir et de peser sur le monde, pour prendre leur place au sein d’un équipage et plus largement d’une société qui trop souvent peine à les accueillir. On retrouve là ce qui est au fond le pari même de l’éducation, c’est-à-dire le don généreux d’une confiance ancrée dans le réel : « avance, aie confiance en toi comme moi-même j’ai confiance en toi, cette épreuve qui se présente à toi, par les moyens que je te donne, tu vas sans aucun doute la surmonter ». « Fonce, tout ce que tu fais est grand ! » écrit Kerouac dans Sur la Route[2].
Nourrir la confiance
Cette confiance, il ne suffit pas de l’accorder dans le secret, il importe aussi de l’exprimer fréquemment, de lui donner le cadre dans laquelle elle trouve à s’épanouir. Dans la Marine, l’engagement d’un jeune, moment initiatique essentiel, est par exemple sacralisé au cours d’une cérémonie militaire, bien souvent la première à laquelle le jeune participera au cours de sa vie sous les drapeaux.
Par cette mise en scène, la Marine lui signifie qu’elle prend au sérieux son désir de service et qu’elle a confiance en sa volonté d’aller jusqu’au bout. Le jeune engagé y découvre en même temps l’importance des rituels collectifs, de ce qui est parfois rassemblé sous le terme de traditions, cet ensemble bien compris d’usages implicites et explicites, intriqués dans la vie quotidienne en service, qui forme un élément essentiel de ce qu’on appelle l’esprit d’équipage.
Communauté de marins isolés et exposés à la mer et parfois au combat, l’équipage partage ainsi des codes, qui permettent à chaque individu de mieux comprendre les autres, de se situer parmi eux, finalement d’entretenir la confiance mutuelle au quotidien, ferment de la victoire opérationnelle de demain. Pour chacun, s’y conformer est aussi le signe du consentement individuel, chaque jour renouvelé, à se fondre dans une organisation plus vaste que soi-même.
Si un marin, au cours d’une mission lointaine, en vient tout à coup à ne pas réagir de manière attendue, à transgresser plus ou moins ouvertement ces usages collectifs, son équipe de quart, sa chambrée, son service, se mettent en alerte. Et si un commandant, rompant avec les habitudes immuables, se met soudain en tête de ne plus rédiger ses « ordres pour la nuit » avant d’aller regagner sa chambre, ce sont tous ses chefs de quart qui sont désarçonnés.
Au-delà des épreuves, renouveler la confiance
Il arrive pourtant fréquemment que la confiance soit trompée voire trahie. L’erreur, ou l’échec, constituent ainsi en premier lieu de formidables épreuves de confiance quand il s’agit de mettre en œuvre collectivement des systèmes d’arme complexes et dangereux. Pourtant, nous le savons tous, quel homme ne s’est jamais trompé, quel homme ne se trompera jamais ? Dès lors, il n’y a pas d’échappatoire pour les chefs : seul le renouvellement de leur confiance, après un délai de carence ou agrémentés de mesures accompagnatrices, permettra de dépasser l’erreur.
L’Eglise s’est bien bâtie sur les épaules d’un homme qui a trahi trois fois, et les plus grands navigateurs, à l’occasion d’une course échappée, ont fait naufrage ! Du reste, tel est l’apanage des grands hommes, qu’ils soient des chefs qui savent le cœur de l’homme – ce beau mot de mansuétude ! ; ou des subalternes qui ayant touché leurs limites, ont transformé en expérience leur défaillance passée, ont appris avec certitude que leur succès dépendait d’abord de leurs coéquipiers.
Mais l’erreur n’est rien pour la confiance en comparaison de la trahison, c’est-à-dire dit la volonté ferme de rompre l’engagement quand elle n’est pas – pire encore – la rupture par une coupable indifférence ou négligence. C’est alors qu’intervient la sanction. Simone Weil place le châtiment au chapitre des besoins de l’âme[3] : il est le moyen de rétablir le fautif dans la pleine possession de la confiance initiale qui lui a été octroyée précédemment, de le réintégrer au sein de la communauté qu’il a plus ou moins consciemment laissé tomber.
Autrefois, sur les bateaux, l’on mettait les fautifs aux fers. Quand la peine était soldée, le marin reprenait sa place dans son équipe de quart. Désormais, où les sanctions sont plus humaines, ce sont des corvées qu’on attribue aux marins pris en faute : une fois la corvée effectuée, le marin reprend son emploi nominal. Un jeune officier autrefois, sur le bateau que je commandais, avait manqué à son devoir : ma punition a consisté à lui imposer la « corvée de détail » au cours de laquelle les marins, en bleu de travail, traitent les zones de rouille sur les œuvres vives du navire. Une fois la corvée effectuée au cours de l’escale, rétabli en quelques sortes dans sa dignité[4] d’officier, il a pu reprendre ses tâches de chef de service.
Pour n’être pas un insupportable abus de pouvoir, le châtiment lui-même est empreint de confiance : celle que le sanctionné, une fois purgé sa peine, une fois convaincu de ce qu’il a pu abîmer, saura puiser en lui les forces pour retrouver pleinement sa place. Encore, pour ouvrir l’avenir, il faut distribuer largement sa confiance.
Portés par la confiance
Et dès lors, fort d’une confiance donnée initialement et renouvelée autant de fois qu’il le faut, un équipage est paré pour la mission lointaine. « Voici jusqu’où je sais porter le feu. Maintenant, prends-le, et va plus loin si tu le peux, car ce dont un homme est capable de rêver, d’autres sont capables de le réaliser »[5]. C’est la confiance qui pousse les marins depuis toujours. Combien en fallait-il autrefois pour embarquer sur une vieille baille en bois, à l’heure où n’existait ni GPS pour se positionner sur la surface lisse de la mer, ni service météorologique pour prévenir les tempêtes ?
« Avance au large ! » lance le Christ aux disciples restés prudemment près des côtes. Il s’agit en effet de disposer d’une singulière sorte de foi pour se persuader qu’on saura triompher des vents contraires, des encalminements dans les mers de Sargasses pour enfin découvrir, de l’autre côté du monde, Madagascar[6] ou l’Amérique ! Ou pour mener en équipage le combat naval de demain, qui sera comme il l’a toujours été, rapide, destructeur et décisif ! Le brick de 18 canons avec lequel Surcouf et ses 150 hommes montèrent à l’abordage du Kent, qui comptait 26 bouches à feu et embarquait 400 hommes avait pour nom La Confiance. A leur exemple, donnons donc celle-ci sans partage !
Jacques de Montigny
[6] Voir Gary, Romain, Adieu Gary Cooper, Paris, Gallimard, 1969
[5] Citation possiblement de Jules Verne, dont l’auteur de ces lignes n’a pu retrouver l’origine
[4] Weil, Simone, L’Enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Paris, Gallimard, 1949
[3] Au sens de « respect dû à son état ». Sur un navire, il est attendu avant tout des officiers qu’ils commandent leurs équipes.
[2] Kerouac, Jack, Sur la route, Paris, Gallimard, 1968
[1] D’après une récente étude de l’IRSEM (Institut de Recherche stratégique de l’Ecole militaire), 57% des jeunes seraient prêts à s’engager pour leur pays en cas d’agression étrangère. Anne Muxel, Les jeunes et la guerre – Représentations et dispositions à l’engagement, Étude 116, IRSEM, avril 2024.