La société d’hier n’est pas la même que celle de demain. Cela paraît évident en le lisant et pourtant nous avons tendance à partir de notre vécu pour accompagner l’autre, pensant que notre expérience nourrira forcément celle des jeunes générations.
Néanmoins, pour construire une relation de confiance avec le jeune, l’éducateur aura besoin de faire un premier pas de côté pour identifier similitudes et différences entre le monde d’aujourd’hui et celui que nous avons nous-même connu.
De l’interdiction à la performance
La société autoritaire, caractérisée par la binarité « attaque/défense », a laissé place à une société de la performance où tout est possible si chacun repousse ses limites. Le développement de nos sociétés au travers de cadres, de lois et de règles a atteint un seuil au-delà duquel ce même cadre l’empêche. Entré dans l’ère de la dérégulation, l’Homme ne se bat plus contre un ennemi ou contre un corps étranger mais contre ses propres limites. Cette évolution suscite une société de performance, soucieuse de révéler les talents et les potentiels, mais qui peut cependant aussi se révéler propice aux troubles anxieux et dépressifs parce qu’elle met l’individu face à ses limites, à ses insatisfactions, à ses faiblesses et ses échecs.
De nos jours, un jeune de 15 ans grandit dans un environnement où différentes cultures, et même différentes sociétés avec leurs normes, leurs valeurs, leurs rites, cohabitent de façon étroite ou tout du moins de façon plus transparente les unes aux autres au travers des réseaux sociaux. La comparaison, les remises en question sont sans cesse à portée de main. La recherche de la connaissance se fait par les écrans et les échanges sur leurs questionnements aussi.
C’est pourquoi, nous ne pouvons nier qu’aujourd’hui, les jeunes ont besoin d’authenticité, de réel et de contact humain. Dans un monde où le téléphone n’est plus un objet mais un essentiel et où ce qui est perçu par les réseaux sociaux a plus d’importance que la situation réelle des choses, il est difficile de réussir à conserver son libre arbitre et à dissocier l’important de l’anecdotique. Pour s’ouvrir, il est essentiel de sentir l’autre ouvert. Et il est de notre devoir en tant qu’adulte d’impulser cette dynamique d’ouverture.
Pour trouver le juste milieu entre remettre l’humain au centre des relations tout en considérant l’écran dans l’équation, je vais tenter de donner une partie de la réponse, à travers des situations vécues, qui m’ont fait réfléchir sur les rapports humains et ce qu’est la transmission.
L’alliance éducative
J’ai 35 ans et travaille depuis 20 ans dans le secteur de l’éducation. J’y suis entrée par un diplôme du BAFA (Brevet d’Aptitudes aux Fonctions d’Animation), passé à l’âge de 16 ans, pour découvrir le développement de l’enfant.
J’ai ensuite parfait mes connaissances et renforcé mes compétences tout au long de ma vie personnelle et professionnelle. J’ai encadré des enfants dans des colonies de vacances et en centres aérés. J’ai été fille au pair en Angleterre au sein d’une famille de 3 enfants. J’ai aussi développé des projets en Guinée Conakry et en Inde auprès d’enfants des rues et jeunes mineurs isolés, puis en France auprès d’enfants hébergés avec leurs familles en structures d’urgence. Enfin, j’ai été intervenante en milieu scolaire, à la fois bénévolement pour SOS Racisme (déconstruction des préjugés et lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations) et en tant que salariée au sein de l’association Chemins d’Enfances (sensibilisation à l’interculturalité, au vivre ensemble et aux droits de l’enfant).
J’ai donc pu observer les enfants, adolescents et jeunes adultes dans de nombreux contextes et cadres différents : à l’école, en situation professionnelle et en temps de loisirs et de vacances.
Un proverbe africain dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant. Il me semble que cette phrase est très juste et qu’elle peut s’appliquer à toutes les cultures du monde.
Pour se développer de façon globale, l’enfant a besoin de multiplier les interactions avec un grand nombre d’interlocuteurs qui apporteront leur pierre à l’édifice de son éducation. Il est nécessaire voire primordiale de construire une alliance éducative entre tous pour bâtir des fondations solides qui permettent à l’enfant de s’émanciper et de préciser son individualité dans un monde d’une diversité fondamentale et irréductible.
Le jeu, vecteur d’apprentissage par la confiance
Mes expériences successives m’ont profondément convaincu du caractère déterminant du jeu pour l’éducation, notamment auprès des enfants en grande précarité. Pour être équilibré, l’enfant a besoin de digérer les informations qu’il intègre dans tous ses cadres de vie (familial, scolaire, amical, sociétal) pour se les approprier et mettre en scène ses qualités, ses goûts et ses aspirations au travers de situations de jeu.
En s’inspirant notamment de la théorie du développement de l’enfant de Jean Piaget, La psychopédagogue québécoise Denise Garon identifie 4 grands types de jeux et jouets :
- Le jeu d’Exercice ;
- Le jeu Symbolique ;
- Le jeu d’Assemblage ;
- Et le jeu de Règles.
Pour bien comprendre l’encastrement de ces 4 dimensions des jeux, il est important ici d’en donner des exemples concrets.
Les jeux symboliques
Par le jeu symbolique, autrement appelé « le jeu du faire semblant », l’enfant reproduit les émotions qu’il observe chez les autres, expérimente les émotions qu’il n’a pas encore traversé ou revit des scènes vécues. Les enfants vont souvent jouer à la maîtresse en grondant des élèves imaginaires, ou encore jouer au papa et à la maman en réprimandant leur enfant imaginaire. Ces moments où l’enfant se fait reprendre sont difficiles. Ce sont des microtraumatismes qu’il a besoin de verbaliser. Le sujet ici n’est pas de remettre en question le fait de reprendre les enfants. Il est nécessaire que les enfants intègrent les règles de vie en société ou encore comprennent qu’en classe ils doivent être concentrés. L’idée ici est plutôt d’exposer que quel que soit la situation vécue par l’enfant, il a besoin de se refaire la scène pour analyser ce qu’il doit en retirer. Au même titre que des moments joyeux vont être rejoués par les enfants lorsqu’ils seront tristes ou angoissés. En temps de guerre, les enfants jouent beaucoup pour créer des bulles positives, pour envoyer des signaux à leur cerveau que tout n’est pas sombre, qu’il reste des lueurs d’espoir.
Les jeux d’Exercice
Les jeux d’Exercice vont quant à eux permettre aux enfants de développer leur motricité fine et leur motricité globale. Ils vont apprendre que chaque action à une conséquence. Par exemple, lorsque je lance une balle en l’air, elle retombe ou lorsque j’agite un hochet, il fait du bruit. L’enfant comprend alors qu’il contrôle son corps et ses actions. Ces jeux de « cause/conséquence » permettent à l’enfant de dissocier son corps de celui de l’autre. Il comprend que son individualité a une limite et que sa limite se termine ou celle de l’autre commence. Plus tard, il comprendra de ce fait que ses paroles et ses gestes entraînent des conséquences sur autrui.
Les jeux d’Assemblage
Les jeux d’assemblage vont de leur côté développer la capacité à résoudre les problèmes. Les Kapplas, par exemple, vont permettre aux enfants de développer des stratégies pour faire la tour la plus haute. Plus tard, lors de résolutions de problèmes mathématiques ou lorsqu’ils devront chercher leur chemin, leur cerveau aura déjà été entrainé, ils se serviront de ces situations vécues dans la jeune enfance pour s’en sortir en toute autonomie à l’adolescence et l’âge adulte.
Les jeux de Règles
Enfin, les jeux de règles vont développer la capacité à vivre en société, à respecter les autres, à respecter les règles et à apprendre à perdre et gagner sans pour autant écraser ses concurrents.
En tant qu’éducateur, les jeux compétitifs peuvent être révélateurs de sentiments d’injustice vécus par les enfants dans d’autres contextes. Je me souviens que je jouais au UNO avec un enfant hébergé dans un hôtel social en Ile-de-France et en perdant, l’enfant s’est mis dans une colère disproportionnée par rapport au contexte dans lequel nous étions. Par notre discussion, j’ai su qu’il y avait des tensions avec l’hôtelier.
Bien que les situations d’échec dans une partie de jeu peuvent aider à identifier des difficultés du quotidien, je vais plutôt privilégier des jeux coopératifs, pour montrer dans un premier temps, que le groupe est une force, que la victoire autant que la défaite se gère en équipe.
Le jeu, un moyen thérapeutique
Le jeu est souvent sous-estimé et pourtant il a un pouvoir considérable dans le développement du cerveau de l’être humain. Par le jeu, le cerveau décompresse, désacralise les moments pénibles et permet de revivre des moments joyeux. Ainsi, en revivant des scènes douloureuses notamment, nous pouvons les analyser plus objectivement. Le jeu peut aussi permettre à l’adulte de revivre les mêmes scènes avec les enfants mais en changeant les mots ou les réactions. Ainsi, l’enfant pourra se servir de ces mises en scènes théâtrales pour faire évoluer son comportement et mieux vivre des situations similaires dans l’avenir.
Le jeu est un vecteur puissant de construction d’un lien de confiance entre l’adulte et l’enfant. Jouer avec un enfant, c’est apprendre à parler son langage, c’est comprendre sa vision du monde, c’est l’accompagner dans l’intégration de ses connaissances. Un adulte qui joue avec un enfant fait un pas vers lui et fait preuve d’humilité. Il se met au service de l’enfant et cette inversion du pouvoir hiérarchique est nécessaire pour l’enfant. Il a besoin de se sentir acteur de sa propre vie, de sa propre scène de jeu. C’est un moment unique pour lui de montrer à l’adulte, à son parent, à son éducateur, que lui aussi sait des choses et qu’il peut les mettre en application.
Un adulte qui joue avec un enfant fait un pas vers lui et fait preuve d’humilité.
De la confiance à l’attention
Finalement, au-delà de la confiance, nous pouvons aussi parler d’attention. Le fait d’être attentif à quelqu’un est une marque de confiance. Dans l’attention, il y a le message « je te prends en considération, je t’estime et ta parole à de l’importance ».
Durant mon passage à Montréal, à l’Université, je suis dans une filière internationale donc je côtoie des élèves québécois, français, sénégalais, béninois et chinois. Notre professeur « d’Économie du Développement » aborde dans un de ses cours le fonctionnement de la tontine, formule d’épargne collective au sein de villages africains. Au lieu de nous donner la définition, il demande si quelqu’un dans la classe connait ce système de prêt. Un étudiant béninois lève la main. De mon côté, je ne sais pas ce qu’est la tontine donc j’écoute attentivement et j’observe la scène.
C’était la première fois que je vois un professeur avoir confiance en nous, en nos connaissances, privilégiant les échanges entre pairs. L’enseignant ne revient pas sur les propos de l’étudiant et continue son cours en partant de la connaissance de l’élève interrogé.
Ce cours, je m’en rappellerai toute ma vie. Il sera le point de départ de la manière dont je construirai ma posture professionnelle.
La confiance en soi par la confiance des autres
Mes multiples voyages m’ont permis d’aller à la découverte d’autres cultures, d’autres systèmes de pensée, qui m’ont aidé à déconstruire ma propre culture, à remettre en question tout ce que l’on m’avait appris, pour en garder le meilleur tout en sachant prendre de celles des autres. En travaillant dans le secteur de l’humanitaire, j’ai compris que tout le monde avait à apprendre de l’autre. Ces expériences m’ont appris l’humilité.
La confiance c’est aussi faire confiance. L’objectif lorsque l’on est éducateur n’est pas de construire des enfants identiques à nos propres références pour être rassurer sur nos propres systèmes de pensée, mais plutôt de leur donner les clés pour se construire leurs propres cadres de références, leurs propres normes, qui leur permettront de devenir des adultes épanouis.
Être éducateur, c’est accompagner des enfants dans leur parcours et leur connaissance de soi. La communication verbale, non verbale, le regard, les gestes, l’attention donnée, la confiance développée et l’attention portée sont, à mon sens, les principaux vecteurs pour redonner un sens à la vie de ces jeunes, qui ne demandent qu’à être écouté et entendu. J’ai évoqué jusqu’ici la question de la confiance puis de l’attention et enfin de l’humilité. J’ai un dernier exemple d’expérience vécue qui peut permettre de nourrir mon propos.
Avoir confiance c’est respecter la dignité de l’autre
Enfin, j’ai travaillé deux ans au sein du Samu social de Paris. Je travaillais au sein du pôle qui héberge les familles en hôtel social. J’étais chargée d’un projet autour du pouvoir d’agir et de la participation des familles dans l’amélioration des dispositifs d’accompagnement de ces publics (accueil à l’hôtel, propositions d’aide alimentaire, garde d’enfants…). Pour mener à bien ma mission, je devais organiser des groupes de paroles avec les parents, en lien avec les services de la Ville de Paris.
Au fur et à mesure du projet, j’ai tissé un lien étroit avec ces familles. Je leur expliquais en transparence l’importance de ces groupes de paroles, je les préparais et les entrainais à la prise de parole en public pour rendre audible leurs propos auprès du secteur associatif et institutionnel. L’une des mères que j’accompagnais a dit en comité de pilotage sur l’aide alimentaire « Julie nous a rendu notre humanité ». Cette phrase fait partie aussi de ces moments clés de ma carrière, qui m’ont permis de construire mon identité professionnelle et d’affiner mes méthodes de travail.
J’ai donc appris, au gré de mes expériences que le savoir-faire est nécessaire pour avoir les outils de compréhension de l’être humain mais que le savoir-être n’est pas à sous-estimer pour apprivoiser de façon la plus sincère et honnête possible, les besoins de la jeunesse actuelle. Autant qu’on ne découvre pas une autre culture sans donner de soi, on ne découvre pas un autre humain sans donner de soi non plus.
La confiance, la connexion créée et donc l’attention portée ne sont-elles pas ces qualités qui permettent in fine de rendre de l’humanité à tous ?
Julie Dutertre, ancienne Directrice Générale de Chemins d’enfances