Le Gouvernement doit dévoiler avant la fin du mois ses propositions pour répondre au rapport sur l’impact de l’exposition des jeunes aux écrans. VersLeHaut revient sur l’état des lieux alarmant dressé par la commission et sur les principaux enjeux éducatifs liés à l’usage massif des outils numériques.

Dans son rapport « à la recherche du temps perdu », la commission d’experts réunie par le Président de la République souligne d’abord le niveau d’équipement des enfants et adolescents. Entre 7 et 12 ans, les enfants détiennent 1,6 écran personnel en moyenne et 2,9 entre 13 et 19 ans. Au bilan, près de 90 % des jeunes de 13 à 19 ans détiennent un téléphone portable et 35 % des 7 à 12 ans.

Sans surprise, ce niveau d’équipement se traduit par une durée d’exposition quotidienne très conséquente résumée dans le tableau ci-dessous, extrait du rapport :

Tranche d’âgeEtude ENNS (2006/07)Etude INCA2 (2006/07)Etude INCA3 (2014/15)Etude ESTEBAN (2014/16)
3-6 ans2h072h1h47Nd
7-10 ans2h472h222h283h07
11-14 ans3h313h123h384h48
15-17 ans3h273h504h505h24
Ensemble des mineurs2h572h483h054h11

La commission souligne également le niveau d’exposition aux écrans des très jeunes enfants : une étude récente de Santé publique France estime que les enfants de 2 ans sont ainsi exposés aux écrans près d’une heure par jour en moyenne tandis que moins de 14% des enfants de cet âge n’étant pas du tout exposés.

Les enfants de 2 ans sont ainsi exposés aux écrans près d’une heure par jour en moyenne

Un impact préoccupant sur la jeunesse

Sur le plan des usages, la commission relève l’importance des jeux vidéo et des réseaux sociaux, ceci dès le plus jeune âge, usages dont elle souligne la dimension sociale liée au « sentiment d’appartenir à une communauté » :

  • 93 % des 10-17 ans jouent aux jeux vidéo
  • 86 % des 8-18 ans sont inscrits sur les réseaux sociaux, pourtant interdits aux moins de 13 ans. L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) signale en particulier que 45 % des Français de 11-12 ans sont inscrits sur TikTok

Au travers d’une large revue de littérature scientifique, les travaux de la commission permettent d’identifier principaux les effets suivants :

  • Déficit chronique de sommeil lié à la généralisation de l’usage des smartphones le soir et même la nuit : 31 % des jeunes de 11 à 18 ans disent rester éveillés ou se réveiller la nuit pour consulter leur téléphone. Au bilan, 16 % des enfants de 11 ans et 40 % de ceux de 15 ans présentent un déficit de plus de 2 heures de sommeil par jour alors que l’altération du sommeil chez les moins de 18 ans est responsable de troubles cognitifs importants et peut entraîner des répercussions tout au long de la vie. 

31 % des jeunes de 11 à 18 ans disent rester éveillés ou se réveiller la nuit pour consulter leur téléphone.

  • Perturbation du développement neurologique : la commission déplore une détérioration relationnelle alors même que les sciences cognitives ont largement montré l’influence déterminante de l’environnement sur le développement. C’est le cas en particulier dans les périodes de plasticité cérébrale liée aux apprentissages fondamentaux : éveil des sens, marche, langage, entrée dans la relation, découverte de la lecture, acquisition de l’écriture, etc. Cette « technoférence » se traduit chez l’enfant, au niveau du langage ou de la régulation des émotions, comme chez l’adulte au travers d’une altération de la disponibilité et de la réactivité de la réponse parentale.

altération de la disponibilité et de la réactivité de la réponse parentale

  • Dégradation préoccupante de la santé mentale des mineurs : si l’effet direct des pratiques numériques n’est pas formellement établi, de nombreuses études soulignent qu’elles constituent un facteur d’aggravation de vulnérabilités préexistantes, en premier lieu desquels les troubles du neurodéveloppement (TND). Par ailleurs, la commission souligne les fortes corrélations observées avec l’augmentation des symptômes dépressifs, en particulier chez les filles. En 2021, plus de 20 % des 18-24 ans étaient concernés par la dépression, contre 11,7 % en 2017 et près de 10 % des jeunes de 17 ans rencontraient des symptômes anxiodépressifs sévères en 2022 contre 4,5 % en 2017.
  • Exposition massive à des contenus inappropriés voire dangereux : 7 jeunes sur 10 âgés de 11 à 18 ans considérent eux-mêmes avoir déjà été exposés à des « contenus choquants sur Internet ou sur les réseaux sociaux », en premier lieu desquels les contenus à caractère violent ou pornographiques. 10 % des jeunes de moins de 18 ans fréquenteraient quotidiennement les sites pornographiques, ce qui impliquerait des phénomènes préoccupants d’addictions notamment au travers d’un dérèglement du circuit de la récompense qui régule la production de dopamine.
Quelques repères simples pour les familles D’après la commission, ces résultats plaident pour un cadre de référence visant à mieux maitriser l’accès des mineurs au numérique. Concrètement la commission avance les repères suivants en vue d’une véritable politique de protection des enfants : Pas d’écran avant 3 ansUsage déconseillé, dans tous les cas limité et accompagné par un adulte avant 6 ans, Pas de téléphone portable avant 11 ans, pas de téléphone connecté avant 13 ans, pas de réseaux sociaux avant 15 ans, correspondant à la majorité numérique

Quel bilan éducatif pour le numérique ?

Ces constats alarmants conduisent à une profonde remise en question du bilan coûts-avantages du numériques sur le plan éducatif. En avril, le quotidien québécois Le Devoir publie ainsi « Quand les écrans font écran à la réflexion et à l’action », une tribune du professeur de philosophie Réjean Bergeron qui offre une synthèse bienvenue des nombreuses études qui permettent depuis plus de 10 ans de nuancer l’intérêt éducatif du numérique.

Cette tribune rappelle en particulier les conclusions de l’étude « Connectés pour apprendre ? » du Programme international d’évaluation des acquis des élèves (PISA, 2015). Cette étude auprès des élèves d’une quarantaine de pays de l’OCDE montre un effet légèrement positif des usages numériques pour les élèves n’y ayant jamais ou peu recours tandis que l’effet s’avère négatif pour les élèves utilisant souvent ces supports. En particulier, les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l’école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d’apprentissage, même après contrôle de leurs caractéristiques socio‑démographiques.

 Corrélation moyenne entre la fréquence d’utilisation des ordinateurs à l’école et le niveau de compréhension de l’écrit électronique dans les pays de l’OCDE (PISA, 2015)

Selon les résultats de cette enquête, « les pays qui avaient consenti d’importants investissements dans les TIC dans le domaine de l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable des résultats de leurs élèves en compréhension de l’écrit, en mathématiques et en sciences ». Au contraire, l’impact relationnel du numérique peut se révéler préjudiciable aux apprentissages : « les élèves passant, un jour de semaine ordinaire, plus de 6 heures sur Internet en dehors de l’école sont particulièrement susceptibles d’indiquer se sentir seuls à l’école, et être arrivés en retard en classe ou avoir séché des journées de cours durant les deux semaines précédant l’enquête ».

Mieux distinguer usages et compréhension

L’OCDE appelle cependant à bien distinguer les usages en fonction de leur intérêt éducatif. AU contraire des téléphones, l’usage des ordinateurs demeure en effet très différencié socialement : 34 % des collégiens scolarisés dans un établissement privé ont leur propre ordinateur, contre 26 % pour ceux scolarisés en éducation prioritaire. C’est pourtant sur les ordinateurs que le numérique offre de véritables perspectives éducatives en termes de personnalisation des apprentissages, de conduite de projet ou de recherches d’informations afin de naviguer sur le web de façon fructueuse et réfléchie. D’après Andreas Schleicher, directeur éducation de l’OCDE, « La technologie peut être utilisée au service des nouvelles pédagogies plaçant les apprenants au cœur d’un apprentissage actif, en offrant des outils pour les méthodes d’apprentissage par investigation et des espaces de travail collaboratifs ».

Cependant, l’enquête PRAESCO de 2019 relative aux pratiques pédagogiques des enseignants montre que l’outil numérique le plus utilisé par les collégiens de 3ème en mathématiques reste la calculatrice : 56 % des enseignants déclarent faire « très souvent » travailler leurs élèves avec une calculatrice, alors qu’ils ne sont que moins de 5 % à faire utiliser « très souvent » un logiciel de géométrie dynamique, un tableur ou même une banque d’exercices en ligne.

Comme relevé par la commission, ces résultats contredisent profondément le mythe abondamment relayé de digital natives disposant d’une compréhension solide des enjeux numériques. Au contraire, les évaluations de littératie numérique montrent qu les jeunes générations ne disposent que d’une connaissance superficielle et lacunaire des enjeux associés, notamment en termes de sécurité, de méthodes de navigation et de recherche d’informations sur internet.

ces résultats contredisent profondément le mythe abondamment relayé de digital natives disposant d’une compréhension solide des enjeux numériques.

Au-delà des écrans, réinvestir la relation éducative

Au-delà de l’impact des écrans eux-mêmes, ces résultats montrent qu’il est moins question d’écrans que de relations humaines. Comme l’ont montré les résultats de l’enquête PISA 2022, c’est d’abord sur le plan relationnel que les jeunes sont en difficultés et que notre système éducatif peine à apporter des réponses adaptées. Les comparaisons internationales soulignent la faiblesse de l’école française sur les trois critères identifiés par l’OCDE dans les systèmes éducatifs les plus performants :

  1. Le soutien individuel des enseignants à leurs élèves : seuls 63 % des élèves déclarent que leur enseignant était disponible pendant la crise sanitaire, 4 points sous la moyenne de l’OCDE. Moins de 10 % ont été interrogés quotidiennement contre plus de 27 % au Japon.
  2. L’implication des familles dans la scolarité de leur enfant : seuls 24 % des élèves français fréquentent des établissements dans lesquels les parents se montrent préoccupés des résultats de leurs enfants. Cette part, en net recul par rapport à 2012 (-12 points), place la France en queue de peloton de l’OCDE, alors que les résultats, notamment dans les pays moins riches, montrent que l’implication des parents constitue un levier très important de réussite des élèves issus de milieux défavorisés.
  3. Le bon usage des outils numériques : Premièrement, l’enquête souligne les effets des Smartphones, qui distraient les élèves des apprentissages et suscitent leur anxiété. Alors que les portables sont interdits au collège depuis 2019, 30 % des jeunes français déclarent pourtant « être distraits à tous les cours ou presque par les appareils numériques qu’ils utilisent ».

Quelles propositions pour « retrouver le temps perdu » ?

La commission souligne l’importance d’une approche humaine globale des difficultés des jeunes face aux écrans : « les enfants et les adolescents ont besoin de retrouver l’intérêt que la société leur doit, de renouer avec le contact humain, de voir des aires de jeux, y compris de société, peupler les espaces urbains, les lieux d’attente et de transport ».

Les propositions avancées mettent notamment en avant le rôle décisif des employeurs alors que le développement du télétravail détourne trop souvent les parents de l’attention dont ont plus que jamais besoin leurs enfants. Cependant, alors que le débat pointe trop souvent les responsabilités de parents souvent dépourvus, la commission relève également que la protection des mineurs implique forcément une approche collective qui ne peut se limiter au seul contrôle parental ou au rôle de l’école.

Plus globalement, la question des écran ne doit pas masquer le débat plus large et nécessaire autour de la place et des besoins des enfants dans notre société. C’est aussi la conviction que VersLeHaut porte dans l’ensemble de ses travaux du « Manifeste pour la responsabilité éducative des entreprises » de 2019 au « Sport, terrain éducatif » de 2024. L’ampleur du défi éducatif appelle une réponse de l’ensemble de la société au-delà des seules familles, au-delà de la seule école, au-delà du seul impact des téléphones portables.

« la question des écrans ne doit pas masquer le débat plus large et nécessaire autour de la place et des besoins des enfants dans notre société ».

De ces données inquiétantes et de ces débats enfiévrés ne retenons que l’essentiel : quand il sert la relation éducative, le numérique est un outil formidable dont nous aurions tort de nous priver. En revanche, quand il se substitue à la relation, il est dangereux et mortifère.

Guillaume Prévost