Face aux difficultés de recrutement, les entreprises sont poussées à relativiser l’importance des diplômes. A rebours du taylorisme, le monde du travail se veut davantage un lieu d’épanouissement et de développement des compétences. Cette évolution peut-elle combler le fossé entre l’école et l’entreprise ? L’engagement éducatif des entreprises permettrait de mieux partager la responsabilité de la mobilité sociale, qui repose trop exclusivement sur l’école aujourd’hui.
Le travail face aux attentes de la jeunesse
C’est bien par leur implication éducative que les entreprises trouveront une réponse aux défis économiques et sociaux des 20 dernières années, dont la crise du Covid a accentué l’effet pressurisant.
On peut identifier 4 défis qui contraignent aujourd’hui le monde du travail à se redéfinir.
Premier défi : depuis la crise sanitaire, et chez les cadres en particulier, le nombre de métiers en tension augmente. Ceux de l’industrie, la construction, l’aide à la personne et l’enseignement souffrent d’une forte crise des vocations, sans que le taux de chômage ne vienne à diminuer.
Car face à cela s’impose le deuxième défi : la « désorientation » des jeunes, surtout issus de grandes écoles. En témoignent les diplômés d’AgroParisTech en 2022 qui se déclarent en décalage par rapport aux carrières qui leur sont proposées dans leur discours de remise de diplôme.
Le baromètre 2022 édité par VersLeHaut révèle que les jeunes sont de plus en plus préoccupés par les questions d’ordre macro : crises environnementale et climatique, discriminations et inégalités…
Face à ces enjeux qui les dépassent, ils développent “pouvoir d’agir” et de changer les choses dans leur environnement quotidien qui s’exprime au cours de leur vie étudiante, dans leurs loisirs et qui se prolonge de plus en plus dans leurs attentes vis-à-vis de leur travail.
Ces nouvelles attentes viennent jouer de deux manières sur le marché de l’offre et de la demande.
D’abord au niveau des missions attendues dans un travail : le rapport revenu-accomplissement s’est complexifié dans cette « quête de sens » qui caractérise les nouvelles générations et dans la volonté de prendre des engagements concrets et observables au quotidien.
Ensuite les termes d’exigences dans les conditions de travail, où l’équilibre vie pro/vie perso est devenu un critère incontournable de la recherche d’emploi. Exigences auxquelles tous les secteurs et tous les types de structures n’ont pas les moyens de se plier.
L’école face aux besoins des entreprises
Parallèlement, le monde du travail cherche un coupable. On le surprend souvent à reprocher à l’école et à la formation d’être inadaptées aux exigences économiques de notre époque. De fait, le système public est de plus en plus boudé des classes moyennes et supérieures tout comme le lycée professionnel qui, développé justement pour répondre aux métiers en tension, ne se départ pas de sa médiocre réputation. Ce qui révèle les limites de l’orientation telle qu’elle figure aujourd’hui dans les programmes scolaires et creuse le clivage instauré par le modèle « grandes écoles » versus « autres formations ».
En réponse à cela, le Gouvernement amorce en 2023 une série de réformes nécessaires à un rapprochement éducation-économie, principalement représentées par la création de nouvelles filières en lycée professionnel et l’accentuation de l’ancrage local de l’offre de formation.
Ce sont autant d’initiatives qui cherchent à combler une opposition historique, un fossé qui s’est creusé en France entre école et monde économique. Car depuis le début du XXème siècle, la grille de certifications publiques est décidée selon un modèle dit séquentiel : les professionnels du monde économique formalisent d’abord leurs besoins en compétences. Les acteurs éducatifs ensuite bâtissent ou adaptent leurs filières de formation sur l’expression de ces besoins. C’est une juxtaposition de deux temps séparés, l’un centré sur l’apprentissage de la théorie à l’école et l’autre centré sur l’apprentissage pratique réalisé sur le lieu de travail.
Le troisième défi s’inscrit ici : ce fonctionnement dichotomique formation/travail exige une flexibilité continue et l’élaboration commune d’une nomenclature qui atteignent aujourd’hui leurs limites.
Car une autre particularité de notre époque vient accentuer cette difficulté.
Quatrième défi : l’orientation des jeunes se construit sur des processus de transition, écologique et numérique.
Notre époque de progrès rapide et d’incertitudes met à l’épreuve le système séquentiel. Comment demander à l’école de former à des secteurs professionnels aux contours encore indéfinis, et en un temps record ?
85% des métiers de 2030 n’existent pas encore (Pôle Emploi) mais une tête bien faite aujourd’hui le sera toujours demain. Les compétences psycho-sociales, soit la capacité pour un jeune à s’adapter, travailler en équipe, maîtriser ses émotions, connaître ses talents et ses limites… gagnent en importance à l’école jusqu’à constituer progressivement des objectifs d’apprentissage. Au travers du baromètre 2022, les jeunes interrogés par VersLeHaut sont nombreux à exprimer que leur expérience d’engagement est fortement liée au développement de ces compétences : confiance en soi et travail en équipe au premier chef.
Si l’on repoussait les frontières éducatives au-delà de l’école ?
Au modèle historique dit séquentiel, on oppose un modèle, moins français et plus récent, dit partenarial. Ce dernier établit un dialogue durable et continu entre formation et entreprise, dans une logique de co-construction. Il gagne du terrain depuis 2018 avec par exemple la création de nombreux CFA par plusieurs groupes et entreprises (Décathlon, Michelin, Total…) et le développement massif de l’apprentissage. Rappelons que ce dernier a été multiplié par 3 ces dernières années : on compte 730000 jeunes aujourd’hui en apprentissage, le ministre a annoncé l’objectif de dépasser le million en 2027.
C’est d’ailleurs l’occasion de sortir de l’obsession française pour le diplôme, cette idée absurde que seule l’école devrait être responsable de l’ascension sociale. Comprendre – enfin ! – que la vie ne doit pas se jouer à 16, 18 ou 25 ans en fonction de sa réussite scolaire et de son classement de sortie d’une école, mais que l’on peut progresser par son travail, gagner en responsabilités et en reconnaissance quelle que soit sa formation initiale.
L’école ne peut que s’adapter mais l’entreprise doit aussi s’affirmer davantage comme un lieu de formation permanente, de croissance humaine. Le chemin est encore long pour cela : une étude récente de l’INSEE (avril 2023) démontre que la mobilité sociale se joue surtout entre 18 et 25 ans, ce qui témoigne d’une forte dépendance entre la carrière professionnelle et le diplôme initial.
Assumer le rôle d’acteur éducatif, occuper plus encore un espace de formation tout au long de la vie : telle est la contribution, aussi exigeante que nécessaire, que les entreprises doivent apporter dans le système éducatif.
De nombreuses structures incarnent ce rôle et témoignent de sa réalité. Sans paternalisme ni angélisme, elles ont mis en place un ensemble de réponses, parfois des plus simples, voire informelles (dialogue avec les enseignants, formation de tuteurs de stagiaires et d’apprentis, aide à la parentalité…), propres certes, à influer positivement sur leur compétitivité, mais aussi à participer durablement à la construction de soi des salariés.