A la suite du protocole entre le ministère de l’éducation nationale et l’enseignement catholique, Bruno Poucet, historien spécialiste de l’enseignement privé, nous fait l’amitié de poursuivre son analyse de la place de l’enseignement privé dans la polarisation du paysage scolaire français.
VersLeHaut : Quelles sont d’après-vous les raisons de l’attractivité des écoles privées ? Peut-on parler de fuite de l’école publique ?
Bruno Poucet : Il faut remettre les choses à leur juste proportion dans la profondeur de l’histoire. Les établissements privés étaient beaucoup plus attractifs avant la Seconde guerre mondiale qu’ils ne le sont aujourd’hui. En effet le secondaire, degré privé accueillait presque la moitié des effectifs scolarisés. C’est loin d’être le cas aujourd’hui, où la proportion dans le secondaire est d’un peu plus de 20% et ce de façon à peu près constante depuis les années 1960. D’une certaine manière la loi Debré de 1959 a sauvé ce qui restait d’établissements privés en prenant en charge le traitement des maîtres et en leur offrant la possibilité de consacrer les fonds disponibles issus des scolarités à la rénovation et à la modernisation des établissements. Sinon, aujourd’hui les établissements privés ne seraient pas un partenaire de l’enseignement public, mais des établissements de niche, peu nombreux et réservés à une petite élite sociale et religieuse.
« La baisse démographique entraînera inéluctablement des fermetures de classes, voire d’établissements qui ne pourront plus établir l’équilibre économique nécessaire »
Il faudra observer avec attention dans les années à venir les évolutions conjoncturelles qui vont se produire : la baisse démographique entraînera inéluctablement des fermetures de classes, voire d’établissements qui ne pourront plus établir l’équilibre économique nécessaire. Et ils ne pourront pas compter sur les ressources financières de l’Église catholique. Il reste à savoir quels établissements seront en difficulté. Ajoutons que les difficultés économiques des usagers risquent aussi d’avoir un effet sur l’attractivité des établissements dont le coût est nécessairement plus élevé que dans l’enseignement public, où la gratuité est de rigueur (sauf en général pour la cantine et l’internat).
Par ailleurs, les parents choisissent de plus en plus les établissements en fonction de leur taux de réussite aux examens : on sait bien que certains passent d’un établissement à l’autre, d’une part en fonction de leur mobilité professionnelle, d’autre part en fonction du climat scolaire. Il est de fait que nombre d’établissements privés disposent d’un encadrement éducatif plus consistant que dans les établissements publics, en ce sens ils peuvent être attractifs : établissements le plus souvent intégrés en continu de la maternelle aux classes supérieures, ce qui facilite la fidélisation des élèves, tradition familiale de fréquentation de l’établissement, orientation morale et religieuse, responsables de cycles, surveillants, infirmières, accueil personnalisé des parents lors de l’inscription. En revanche, les classes sont plus souvent davantage chargées que dans le public.
On ne peut donc pas parler de fuite de l’école publique, mais de compromis des parents par rapport à la réussite scolaire : dans certains quartiers, on le sait la fréquentation d’un établissement public n’est pas aisée pour qui veut réussir à l’école, d’où le départ dans l’établissement privé non soumis à la carte scolaire. Mais, si le coût économique devient trop lourd pour les familles et qu’un collège ou un lycée public représente ensuite une alternative crédible, le choix des parents se fera sans difficulté.
VersLeHaut : Peut-on dire que l’école privée est une école dédiée aux plus favorisés ? Quels sont les freins à l’inscription des enfants des familles populaires ?
Bruno Poucet : À l’exception de quelques établissements de prestige qui ne recrutent que dans des milieux favorisés de la haute-bourgeoisie et s’organisent en conséquence pour réduire toute velléité de diversification sociale (coût des scolarités et de la pension, en soi culturel, exigence scolaire très grande), on ne peut pas dire que la plupart des établissements privés sont dédiés aux plus favorisés, mais pour plusieurs raisons ils accueillent, de fait, un tel public.
La première raison tient au fait que ces établissements, n’étant pas soumis à la carte scolaire au nom du libre choix de l’établissement, peuvent accueillir qui ils souhaitent. Ils peuvent faire un choix entre tous les élèves qui se proposent à l’inscription, en fonction des résultats scolaires, par exemple. Il y a aussi des raisons plus subtiles dans ce choix : des distinctions culturelles, voire une atmosphère religieuse, des raisons financières (prix de la scolarité, de l’internat, de la demi-pension) et tout simplement le fait que certains parents se censurent et estiment que leurs enfants n’ont pas leur place dans un tel établissement. De ce fait, le niveau social est en général plus élevé que dans les établissements publics et le taux de boursier largement inférieur. Néanmoins, il y a des limites dans ce libre choix garantit par l’article 1 de la loi Debré : ils ne peuvent choisir en discriminant les élèves sur des critères religieux, de race, de sexe.
La seconde raison est liée à la morphologie des villes. Les établissements privés sont historiquement situés dans les centres-villes, qui se sont progressivement embourgeoisés. À cela s’ajoutent les stratégies de contournement des parents afin d’éviter de scolariser leurs enfants dans tel ou tel établissement public du secteur, jugé moins performant à l’aune de la réussite scolaire. Ainsi, les écoles catholiques se sont gentrifiées, ce qui n’était pas (sauf exception) leur vocation initiale car, rappelons-le, au XIXe siècle, les congrégations religieuses éduquaient avant tout les enfants des milieux populaires.
« On est entré dans un régime concurrentiel entre établissements qu’ils soient privés ou publics »
La troisième raison est liée au renforcement du caractère propre qui devient une marque identitaire. À partir des années 1990, le caractère propre sert à définir les particularités de l’établissement catholique par rapport à un autre type d’établissement public ou privé. On est en effet entré dans un régime concurrentiel entre établissements qu’ils soient privés ou publics. C’est d’autant plus vrai que vont se développer les établissements juifs, puis dans les années 2000, les établissements musulmans qui disposent de marqueurs culturels identitaires très forts. De plus, se développent des établissements catholiques hors contrat qui vont provoquer une réaction de peur de l’épiscopat : le statut de l’enseignement catholique de 2013 est progressivement reconfessionnalisé. Les autorités religieuses ne contrôlent plus les enseignants, mais essentiellement les dirigeants de ces établissements autour d’une définition identitaire du caractère propre.
VersLeHaut : Peut-on dire qu’il y a, du côté de l’Etat, un défaut de pilotage des établissements sous contrat ? Quels sont selon vous les perspectives d’évolutions à la suite du protocole ?
Bruno Poucet : Indéniablement l’État ne pilote que de loin les établissements privés, faute de moyens notamment en personnel d’inspection, mais aussi pour une autre raison de fond : les acteurs publics qui ont un lien avec les établissements privés sous contrat se sont diversifiés avec les lois de décentralisation. Ce sont désormais les départements ou les régions qui versent le forfait d’externat pour les collèges et les lycées.
Aussi le protocole signé entre le ministre et le secrétaire général [incitant à la mixité sociale, NDLR] ne pouvait être qu’incitatif. Ni l’un ni l’autre n’ont réellement les moyens d’imposer aux établissements une modification de leur recrutement. En revanche, l’existence de ce protocole n’est pas sans intérêt : il souligne de façon officielle que dans la plupart des établissements catholiques, la mixité n’est pas au rendez-vous. Plus personne, désormais, ne pourra faire comme si ce constat partagé n’existait pas.
« Les établissements privés ne sont que le miroir grossissant d’un système scolaire globalement inégalitaire »
La publication des IPS (Indices de position sociale) de chaque établissement scolaire a mis en évidence les inégalités sociales du système scolaire français dans son ensemble. Et, de fait, on constate une surreprésentation des classes aisées dans de nombreux établissements privés. Globalement, ils accueillent deux fois plus d’élèves socialement favorisés que dans ceux du public et deux fois moins d’élèves défavorisés. On compte aussi moitié moins d’enfants boursiers dans le privé que dans le public. Toutefois, les établissements privés ne sont que le miroir grossissant d’un système scolaire globalement inégalitaire : ils ne font qu’accentuer une tendance générale.
« Il faudrait prendre les établissements privés et les établissements publics d’un même bassin scolaire afin d’équilibrer la fréquentation des établissements »
Cela étant posé, il faut regarder les chiffres plus précisément. Et là, on se rend compte que dans de nombreuses régions (en Bretagne, dans le Nord, en Occitanie, dans le Lyonnais, autour de Strasbourg) et globalement dans les zones rurales, les établissements privés font jeu égal avec les établissements publics en matière d’IPS. Là où il y a nettement moins de mixité sociale, c’est dans les grandes métropoles. Autrement dit pour avancer vers une plus grande mixité sociale – une totale mixité n’est guère envisageable, ne serait-ce que par la stratification sociale des quartiers – il faudrait prendre les établissements privés et les établissements publics d’un même bassin scolaire afin d’équilibrer la fréquentation des établissements. Mais, il faudrait une politique forte, car cela se heurterait au principe du libre choix de l’établissement et il n’est pas sûr que constitutionnellement ce soit possible.
Les collectivités territoriales pourraient, au moins, jouer un rôle important en repensant leur mode d’attribution des moyens aux établissements. Elles pourraient soutenir davantage ceux pratiquant la mixité sociale par une aide aux cantines par exemple. C’est très important car les établissements qui accueillent un public fragile doivent pouvoir tenir financièrement. Les établissements pourraient aussi généraliser ce qui existe en grande partie déjà, à savoir des montants de scolarité différenciés en fonction des revenus des parents.