Les défauts de notre école ne sont pas ceux d’une filière professionnelle qui serait mal ajustée aux besoins des entreprises, souligne Guillaume Prévost. Ses réformes incessantes n’aboutiront qu’à davantage la stigmatiser, et à faire porter sur les élèves les plus en difficultés les défauts de notre système éducatif.
Les mésaventures du lycée professionnel , dont les annonces et contre-annonces du gouvernement constituent les dernières péripéties, soulignent les impasses et les angles morts du débat éducatif en France. Résumons l’état du débat : les uns souhaitent augmenter le temps passé en entreprise pour favoriser l’insertion tandis que les autres défendent une ambition pédagogique qui impliquerait de préserver les temps d’enseignement. En sommes-nous si sûrs ?
Si l’objectif est l’insertion, pourquoi ne ferme-t-on pas simplement ces lycées professionnels pour privilégier l’apprentissage ? A contrario, si l’ambition se mesure au volume des enseignements généraux, que sont venus faire les élèves dans cette galère ? Au fond, qu’est-ce donc exactement que l’enseignement professionnel pour que nous n’ayons de cesse de vouloir le « revaloriser » ?
“Si les Français ne s’intéressent qu’à l’avenir de leurs propres enfants, ils ont bien tort parce qu’une part décisive de leur avenir se joue dans celui des enfants des autres.”
La théorie domine la pratique
Dans une tribune choc de septembre dernier, Jean-Paul Delahaye, figure de la défense des élèves modestes s’insurgeait : « pour vos enfants, vous ne cédez rien à la qualité et à la quantité des enseignements généraux qui sont dispensés, et vous avez raison […] Mais vous n’avez rien dit pour défendre l’enseignement général au lycée professionnel. Est-ce parce que vos enfants ne sont pas en formation professionnelle que vous ne vous sentez pas concernés ? ».
Saisissante mise en cause. Si les Français ne s’intéressent qu’à l’avenir de leurs propres enfants, ils ont bien tort parce qu’une part décisive de leur avenir se joue dans celui des enfants des autres : croissance économique, protection sociale, souveraineté. Mais, au fond, est-il si évident que l’ambition éducative ne trouve son lit que dans l’enseignement général ?
Cet amalgame illustre bien à quel point, chez nous, la théorie domine la pratique, le concept dépasse l’expérience, nos idées valent davantage que le réel. Relevons en passant que l’apprentissage, l’alternance, la pédagogie par projet, qui affaibliraient dangereusement l’ambition des lycées professionnels, sont plébiscités dans les écoles de commerce. Lesquelles ne passent pas pour des bastions du prolétariat.
Tri par la condition et la naissance
Ce qui abaisse les pauvres élèverait donc les riches ? Cet étonnant paradoxe souligne qu’il est peu question d’apprentissages dans cette affaire mais de tri. Et de tri par la condition, par la naissance. Les indices de position sociale des élèves de la voie professionnelle sont en moyenne inférieurs de 25 points à celle des autres lycées. D’après Prisca Kergoat, professeure à l’université Jean Jaurès de Toulouse, « à niveau scolaire strictement comparable, les élèves d’origine populaire ont une probabilité 93 fois plus élevée d’être orientés vers un BAC professionnel ».
Le baccalauréat fait ici figure de trompe-l’oeil. Si les bacheliers sont désormais 80 % d’une classe d’âge, seule la moitié obtient sa version générale. La prétendue démocratisation résulte avant tout de la création de filières ad hoc, formées sur le même moule mais dont l’exigence est revue à la baisse. Quel est le projet de la filière STMG, qui représente plus de la moitié des bacs techno, si ce n’est de ressembler autant que possible aux filières générales ?
Le grand tabou : la sélection
Cette segmentation ne correspond à aucun projet éducatif : elle vise avant tout à sélectionner les enfants en fonction de l’ambition qu’on a pour eux. On peut « revaloriser » autant qu’on le veut, personne n’est dupe, ni les familles, ni les jeunes, ni les enseignants, ni les recruteurs. Autant supprimer les derniers wagons des trains !
Car derrière les filières se cache le grand tabou de notre école : la sélection. On comprend aisément qu’une société ne saurait être faite que de médecins, d’enseignants et d’ingénieurs. Mais faute d’avoir posé clairement la question des compétences et des modes de sélection, nous en sommes arrivés de facto à assimiler niveau social et réussite scolaire.
Pour une vision plus ambitieuse
Les défauts de notre école ne sont pas ceux d’une filière professionnelle qui serait mal ajustée aux besoins des entreprises. Ses réformes incessantes n’aboutiront qu’à davantage la stigmatiser, à continuer à faire porter sur les élèves les plus en difficultés les impérities de notre système éducatif.
C’est l’ensemble qui ne correspond pas à l’épanouissement des enfants, qui ne satisfait pas l’exigence de lisibilité des familles, à l’équité démocratique, qui ne pourvoit pas aux compétences dont notre économie a besoin. Les futurs élèves de l’X, de l’ENA et d’HEC ne gagneraient-ils pas également à un peu plus de pratiques et d’alternance ? Nos élites politiques, industrielles, sociales, se sont-elles à ce point distinguées que la question de leur formation ne se pose pas ?
Notre pays a besoin d’une vision autrement ambitieuse pour sa jeunesse, alors que les jeunes seront bientôt moins nombreux que les retraités. Nous n’avons pas besoin de traîner 80 % d’une génération à un baccalauréat par définition dévalorisé, tandis qu’on laisse les jeunes perdre leurs illusions et leurs espérances à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Nous n’avons plus le loisir de laisser 20 % des jeunes en désarroi, désorientés face à un système de sélection par l’échec.
100 % au brevet plutôt que 80 % au BAC
Au lieu de traîner 80 % d’une génération au baccalauréat, donnons-nous les moyens d’emmener 100 % des élèves à un brevet des collèges ambitieux et diversifié, en donnant plus de place à la pratique, à la conduite de projet, aux apprentissages collectifs. L’école républicaine ne vise pas à mettre ses enfants en échec, mais à leur permettre de faire l’expérience de leurs « vertus et de leurs talents » comme les y invite la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
Ce n’est qu’à cette condition qu’on pourra construire un cycle d’études secondaire plus ouvert, au-delà du seul baccalauréat, qui permette à chacun de construire son parcours vers l’enseignement supérieur et l’emploi. Ce cycle doit s’inspirer du succès des BTS et des Bachelor en proposant une large gamme de passerelles, d’enseignements optionnels, d’alternance avec le monde professionnel mais aussi de pratiques sportives et d’expériences d’engagements telles qu’elles abondent à St Jean de Passy ou à Sciences Po.
Cessons d’orienter comme on gère des flux. Osons faire confiance aux jeunes, osons leur donner les clés de leurs parcours. Ce sont eux qui paieront nos retraites après tout.
Guillaume Prévost